Propriétaire de son fonds de commerce depuis 1997, mais seulement locataire des murs, le boulanger avait envisagé de quitter le pays pour reprendre une affaire plus importante en ville. Mais l’acquisition de l’ancien presbytère, une belle maison de pierre, en bon état malgré son manque d’occupant depuis une bonne quinzaine d’années, l’a fixé définitivement en ces lieux. La bâtisse donne sur un grand jardin fermé par un mur dont l’angle nord s’est toutefois effondré, victime des ans et des intempéries. Cette brèche ouvre sur le chemin vicinal qui mène justement au pavillon de chasse de la société locale. C’est donc là, dans cette belle propriété, que tous les lundis le boulanger occupe sa journée de repos à effectuer quelques travaux d’entretien, de la cave au grenier. Ah, la cave !

 

Enfin, une bonne flèche

Jean-Baptiste, le benjamin de l’équipe, titulaire du permis de chasser depuis trois ans, plus effrayé que déçu par le vieux fusil de son grand-père, et convaincu que son avenir dans la chasse passerait par quelque chose de plus probant, s’est mis en tête de chasser à l’arc. Son permis spécifique en poche dès le mois de juin, avec l’autorisation de ses collègues chasseurs, il affûte chaque fois qu’il en a l’occasion, les brocards de la région, dans l’espoir d’apposer sur le premier qui se présentera, le bracelet qu’il a en poche. De postes d’affût en tree-stand, il en a bien aperçu quelques-uns, mais jamais dans des conditions qui lui auraient permis de lâcher une flèche. Les autres chasseurs, un brin hypocrite et faussement compatissant, étaient d’ailleurs bien content que le bracelet ne fut pas utilisé au cours de l’été, cela en ferait un de plus pour la chasse au bois. A l’ouverture, courant octobre, Jean-Baptiste avait réussi à convaincre ses collègues qu’il pourrait se placer au cœur du dispositif, dans l’enceinte traquée. Comme les invités répondent toujours présents et que les postes sont bien gardés, cette demande avait été validée par tous, sans aucune réserve. Or, ce dimanche matin de décembre, à son poste habituel et remarquablement aménagé au fil des journées de chasse précédentes, Jean-Baptiste fut tiré de sa demi-torpeur par un retentissant « Attention à la hou ! Attention à la hou ! » lancé dans son dos, et immédiatement suivi de quelques récris rageurs. Il n’eut que le temps d’encocher sa flèche, que se présentait sur la coulée un beau sanglier, dans les normes de ceux qu’il était autorisé de tirer. Le trait fila en émettant un sifflement discret stoppé net par un « tchac » de bon augure. Mais l’animal poursuivit son chemin… A la pose de midi, le bilan général était maigre. A part le sanglier de Jean-Baptiste, probablement mort mais pas encore retrouvé, deux autres bêtes noires avaient été tirées et manquées. La forêt ayant été remuée, tous les espoirs de l’après-midi reposaient donc sur la recherche de cet animal. Comme dans trop de chasse encore, les services d’un chien de sang furent négligés, chacun étant convaincu que les chiens des traqueurs feraient l’affaire. Le soir, il fallut se rendre à l’évidence. Les traces du sanglier ponctuées de gouttelettes de sang confirmaient que l’animal était blessé. Mais il avait disparu. Où était-il ?

 

Il est encore là

Le lundi matin à neuf heures, sollicité la veille au soir par le président, Alain et son teckel à poil dur, spécialiste reconnu de la recherche, étaient au rendez-vous devant l’église du village. Se trouvaient déjà là Jean-Baptiste l’archer tireur et Dominique l’un des traqueurs qui avait dans sa voiture ses deux Jagd-terrier. A l’anschuss, le chien de rouge empauma rapidement la voie. Le conducteur était confiant, suivi par l’archer qui s’était muni du fusil du grand père alors que Dominique suivait sur la « mère tranche » avec ses deux chiens en laisse. Au bout d’une heure et plus d’un kilomètre parcouru, ils étaient convaincus que le sanglier n’avait pas quitté le massif. Il tournait, retournait, cherchant visiblement à éviter d’autres mauvaises rencontres. La voie allait maintenant droit vers le lieu-dit « désert », un endroit particulièrement rocailleux sur lequel ne poussent que quelques arbres rabougris et beaucoup d’épines noires. Dès qu’il fut dans la coupe, le teckel manifesta plus de nervosité. Il cherchait dans le vent quelques fragrances, avançant de plus en plus souvent le nez en l’air. L’épaisseur du biotope ralentissait le conducteur qui décida de lâcher son chien. Libéré de la botte, le teckel disparut, absorbé par la dense végétation. Moins d’une minute plus tard, ils l’entendaient aboyer rageusement « au ferme ». Pas facile de se rendre silencieusement sur les lieux et à leur bruyante approche, ils ne purent que constater que l’animal vidait les lieux, poursuivi par le chien de rouge. Le ferme était « roulant » et s’éloignait… Pour tenter de mettre fin à la poursuite, Dominique proposa de libérer ses chiens qu’il avait du mal à retenir au bout de leur laisse. Le conducteur acquiesça. Rapidement, à l’écoute, les deux Jagd-terrier rallièrent. Quelle musique mes amis ! Quel son joyeux dans le calme de ce lundi matin ! Mais, la menée allait droit au pays…

 

C’est divin, non, du vin !

Effectivement, la chasse se dirigeait vers le village. Il fallait intervenir rapidement. Alors nos trois compères prirent l’allure des marathoniens. Quand ils arrivèrent derrière la propriété du boulanger, des récris étouffés leur parvenaient. Où était le sanglier, où étaient les chiens ? Une rapide inspection du mur effondré confirma que le cortège y était entré, sans y être invité. Ils suivirent les traces sanglantes qui se dirigeaient vers la bâtisse. Tout était fermé, sauf la porte, à deux battants, qui permettait l’accès à la cave. C’est de là que venaient les récris. Dans le sous-sol, un combat acharné se déroulait. Le sanglier sur ses fins, tentait de repousser ses adversaires, qui, plus lestes, esquissaient facilement les charges. La bête noire ne rencontrait alors qu’un rayonnage sur lequel étaient couchées quelques bouteilles de la « réserve du boulanger ». Au bruit de verre brisé, Jean-Baptiste, se sentant un peu coupable, un peu moins responsable puisque ce n’était pas ses chiens, se dit quand même qu’il fallait mettre fin au carnage et comme il était le seul à être armé, il entreprit de descendre les escaliers noyés dans la pénombre. Se sentant soutenus, les chiens redoublèrent d’ardeur, et « clingg, zingg, clingg… ». A chaque fois, un grand cru disparaissait, absorbé par le sol en terre battue qui n’en demandait pas tant, et « clingg, zingg, clingg ! »… La lumière faite, les chiens localisés dans un coin, enfin en position de tir l’escopette à l’épaule, la détonation secoua les fondements de la maison et celui du sanglier qui, dans un dernier soubresaut, se jeta carrément sur le casier à bouteilles qui bascula sur lui-même avant de se fracasser avec son contenu. Le bilan fut effroyable : 17 bouteilles de Morgon, 11 Sauternes, 29 Saint Emilion, 18 Champagne, 7 Pommard, 9 Volnay, 11 Rosé de Marsannay, 8 Chablis, 7 Gewurztraminer, 7 Côtes du Rhône et 19 autres divers flacons… La note fut salée, de l’ordre de deux mille euros, payés cash dans la semaine. Le boulanger, bonne pâte, nettoya seul sa cave « en verre et contre tous », et, pas rancunier, se rendit le dimanche suivant à la baraque de chasse, où à la fin du repas,  il offrit des beignets « maison », que tous ont dégusté avec… une bouteille de Champagne, la seule rescapée du sanglier de… Bacchus.