Les deux piqueurs, La Forêt et Augustin, se mettent en quête au point du jour. Le premier, La Forêt, a bientôt connaissance de deux bêtes de compagnie qui vident les enceintes et prennent la campagne. Après en avoir fait suite pendant près de deux heures, bien que la voie fût bonne, il est obligé de les abandonner aux abords du territoire de la commune d’Ailly, les animaux perçant toujours sans donner en terre un seul coup de boutoir, la hure tournée vers les bois d'Acquigny. Revenant sur ses pas, La Forêt, tout en maugréant contre sa mauvaise fortune, se dirige sur les bois du Hazey, situés à peu de distance. A peine a-t-il fait deux cents mètres dans cette nouvelle direction que son limier se rabat. La trace de la bête noire se juge facilement : c'est un sanglier à son tiers-an, qui précisément, s'en va vers Tosny en croisant la voie des deux autres. Le chien s'assure un instant, puis, s'élançant à bout de trait, entraîne rapidement son valet en filant la voie. « Bellement Blandineau. Oh, le brutal ! Bellement, bellement…». Et le piqueur fait suite jusqu’aux bois du château de Tournebutte, appartenant à Mme Hébert. La voie est brûlante, le pays est bon, l’animal marche d’assurance. Aussi, sans chercher à le rembucher de plus près, La Forêt n’hésite point à en faire rapport à son retour…
Après avoir sollicité, et obtenu très gracieusement de Mme Hébert la permission d’attaquer dans ses bois, M. Malfilatre se rend avec l’équipage à la dernière brisée, et, à trois heures, l'animal est debout. Vivement mené par les bâtards vendéens qui lui soufflent au poil, il se fait chasser pendant une heure dans la contrée, battant les bois de Tosny. Il essaye alors de se défaire de la meute en traversant la Seine, fort large en cet endroit. Le sanglier prend l’eau à la Briqueterie, mais, trahi par ses forces, il rebrousse chemin au milieu de la rivière, et, entraîné par le courant, revient prendre terre du même côté, à trois cents mètres en aval. En levant rapidement les chiens dont quelques-uns sont déjà à la nage, les piqueurs les mettent sur la voie au moment où l'animal rentre dans le fourré. Épuisé par l'effort qu'il vient de tenter, le sanglier tourne et ruse devant les chiens, se donnant à vue et se faisant relancer à chaque instant. « A la voie ! à la voie ! Au coute, au coute ! ». Et le sanglier, hallali courant, essaye de débucher une seconde fois vers le fleuve. Les cavaliers lui barrent le passage, et, effrayé par le bruit des trompes, le tiers-an pénètre de nouveau sous le couvert. A ce moment, il reçoit une balle qui lui brise la trace gauche de derrière. Bientôt les abois les plus brillants se font entendre. La bête est au ferme ! Les piqueurs sonnent l’hallali sur pied. Redoutant pour l’équipage la fureur de l’animal, les veneurs mettent pied à terre, et, après avoir attaché leurs chevaux aux branches, se jettent dans le sous bois, le couteau à la main, pour l’achever noblement…
Le tiers-an est debout au milieu des chiens qu’il semble dédaigner. A peine a-t-il aperçu le piqueur, qu’il fond sur lui. Celui-ci esquive le choc, l'animal passe et s'arrête un peu plus loin, entouré par les chiens qu'il se borne à maintenir à distance. Le maître d’équipage s'avance alors pour le servir. Le sanglier, qui a vu l’approche, s’est tourné obliquement du côté d'où vient le danger. Au moment où il le découvre, le veneur croyant l’atteindre de flanc, pousse la lame qui pénètre de biais dans l’épaule. Le sanglier fonce sur le coup. De son côté, M. Malfilatre pèse sur la lame et réussit à maintenir ainsi la bête pendant quelques instants, mais le couteau s’est arrêté dans la blessure et ne peut entrer plus avant. Le moment est critique. Le tiers-an secoue brusquement le poignet du veneur, et, s'élançant sur son agresseur, passe entre ses jambes et lui fait, au-dessus de la cheville, une longue et profonde entaille. Oubliant le danger qui les menace, Olivier, Joseph et Georges de Séguin se précipitent au secours de M. Malfilatre. Le sanglier les charge avec impétuosité, l’épée toujours fichée dans son flanc, sans s’inquiéter des chiens qui l'assaillent de toutes parts. M. Olivier de Séguin lui plonge en passant son couteau de chasse dans le corps, et la bête, emportant encore le fer, s'en va sur M. Georges de Séguin. Le veneur s’écarte, et le tiers-an continue sa course furibonde, la troisième épée, fixée à la hure. Mais ses forces s'épuisent et il tombe devant Joseph de Séguin, qui lui donne le coup de grâce.
Pendant ce temps, le piqueur est resté auprès de son maître. La Forêt enlève la botte, que l’on croirait fendue avec un rasoir tant la coupure est nette. Le sang s’échappe abondamment de la blessure. M. Malfilatre est transporté en voiture au château de Tosny, où M. de Séguin lui fait un premier pansement en attendant l’arrivée du médecin qu’un des veneurs est allé chercher en toute hâte aux Andelys. La plaie est recousue, et les chasseurs, rassurés sur les conséquences de cette rencontre qui eût pu devenir funeste, ramènent à Louviers le blessé, qui en sera quitte heureusement pour garder le lit pendant quelque temps. La chasse avait duré une heure et demie. Trente-cinq chiens à l’attaque, vingt-neuf à la prise. Ce sanglier, si méchant pour les hommes, n'a pas essayé de découdre un seul chien. C'est la quarante-quatrième prise que le remarquable vautrait de Rallye-la-Guerche porte bas depuis le commencement de la saison et cinq animaux seulement ont été manqués. La Forêt, né dans le Berry, a débuté chez le marquis de Beaucaire, puis a chassé le chevreuil au service de M. de La Croix, à Houlbec-Cocherel, avant de remplacer le piqueur Farfouilloux chez M. Malfilatre. Le soir de cette chasse mémorable, La Forêt, bon gré mal gré, a dû danser au son de sa musette…
Par Paul Petit, en l’an de grâce 1882