« Bonjour Hervé, bienvenue à la Sabotière. Venez, je vais vous présenter… ». Dans la salle de chasse, une partie de l’ancienne écurie réhabilitée avec soin, se trouvaient une douzaine de chasseurs et trois chasseresses dont la plus jeune, Estelle, était magnifiquement et très élégamment vêtue. Un chemisier blanc à col brodé, recouvert d’un gilet en velours couleur olive, dissimulait des formes avantageuses. Plus bas, une jupe très courte pour l’époque et ample, d’un vert plus soutenu, s’arrêtait au-dessus des genoux, offrant une vue splendide sur de longues jambes que des bottines en cuir souple rendaient encore plus fines. La maîtresse de maison proposa à cette sympathique assemblée du café, des croissants et quelques pains au chocolat, puis précisant que le déjeuner serait servi vers treize heures, elle leur souhaita une bonne journée avant de s’éclipser dans la petite cuisine. Quelques minutes plus tard, Jean-Claude, constatant que les tasses étaient vides, donna les consignes pour la journée. « Ce matin, nous ferons les Herbues. Nous devrions y trouver des perdrix et quelques lièvres. Nous verrons ensuite pour l’après midi ». On ne pouvait être plus bref.

 

Aux Herbues

Cette ancienne zone de friches et de pins racornis sur laquelle les anciens avaient renoncé à faire pousser le moindre épi de céréales, étaient maintenant une vaste plaine. A perte de vue, il n’y avait aucun obstacle, pas un arbre, plus un buisson, sauf, sur le bord du pré qui refusait obstinément de se laisser retourner par les fers de charrue tellement il y avait de roches, une bande d’épines noires, d’arbustes sauvages rabougris, qui faisait au moins deux cents mètres de long et peut être, à certains endroits, cinquante de large. Deux petits groupes se formèrent pour s’y rendre, animé par les deux plus « bavards » de la petite équipe. La compagnie de Hervé G…, homme affable, courtois et fin conteur, était manifestement appréciée. Il aurait pu parler des heures et des heures sans lasser son auditoire. Vieux célibataire, les mauvaises langues disaient de lui « qu'il avait eu une vie bien remplie, passée à ne pas faire grand-chose », les plus vipérines précisant que c’était la chasse et le jupon qui l’avaient le plus fatigué. Ancien officier dans la cavalerie, quand celle-ci était encore considérée comme l'arme reine, il disait à qui voulait l’entendre que sur terre il y avait Dieu, puis l'officier de cavalerie, puis le cheval de l'officier de cavalerie, ensuite l'officier d'infanterie, et après… A ce moment-là, il se grattait le menton, en faisant semblant de chercher ce qu'il pouvait bien y avoir d'autre. Une chose était sure, il avait le sens de la chasse, donnant, mais seulement quand on le lui demandait, quelques conseils avisés. « Alors Hervé, comment allons-nous prospecter cette belle plaine ? » demanda Jean-Claude. « Face au vent, cher monsieur, face au vent ! ». Et les voilà tous à s’aligner, un tous les cinquante mètres, les propriétaires des chiens au milieu du dispositif et notre belle Estelle, son calibre 20 sous le bras, à l’extrême droite. Au signal de Jean-Claude, le rabat s’élança à l’assaut de cette étendue sur laquelle se cachaient quelques hases et bouquins et autres compagnies de perdrix que les chiens, deux teckels, deux bassets fauve de Bretagne, un beagle, un cocker se mirent à rechercher activement.

 

Attention à gauche, à vous à droite !

A un moment, on vit le cocker couler dans un passage de roue de tracteur, nez à terre, queue frétillante, puis tout à coup s'arrêter, jarret tendu, puis repartir à nouveau. Avec un bruit d'ailes fracassant, une compagnie de perdrix décolla. Deux chasseurs tirèrent en même temps et deux oiseaux piquèrent vers le sol, tandis qu’un troisième amorça une chandelle, cessa de battre des ailes et s’abattit à quelques mètres de notre belle chasseresse. Le cocker, aux ordres de son maître, vint chercher l’oiseau et le lui rapporta. Un peu plus tard, un des fauves de Bretagne lança. C'était un lièvre. Ne flairant sans doute pas le danger, celui-ci sortit de son gîte en face d’un autre invité qui le culbuta du premier coup. « C'est un gros rouquin », cria-t-il, exhibant à bout de bras un magnifique bouquin. Puis ce fut à nouveau le silence, troublé de temps à autre par une détonation, ponctuée par quelques phrases adéquates quand le gibier avait échappé à la gerbe de plombs. En fin de matinée, cinq lièvres gisaient dans les carniers. Ils tenaient compagnie à une douzaine de perdreaux, pas plus chanceux que les trois du début de matinée, à deux pigeons ramiers et à quatre cailles. Puis on prit le chemin du retour qui passait par le pré bordé de sa bande d’épine. La compagnie se scinda en deux groupes, chacun prenant un côté. Six chasseurs allèrent à droite avec Jean-Claude, les autres, dont Estelle, suivirent Hervé, qui s’engageait sur la gauche. Presque aussitôt, dans le fourré, un teckel se récria. Hervé annonça « attention bécasse » mais l’oiseau crocheta, évitant les deux coups qui claquèrent simultanément. Quelques dizaines de mètres plus loin, de nouveau, des aboiements indiquèrent que deux chiens au moins étaient sur une voie. Mais les récris provenaient toujours du même endroit, comme si le gibier qui les provoquait n'était pas pressé de prendre le large. Pour ne pas courir le risque de laisser celui-ci s'échapper, Hervé et la jeune femme se placèrent face à un petit layon qui coupait dans son travers la bande de friche. Jean-Claude, qui avait une bonne expérience de la chasse pensa immédiatement : « si c'était un lièvre, il se serait enfui et les chiens n'aboieraient pas sur place ». Puis il pénétra dans le bosquet pour les aider à faire vider les lieux à l’intrus. « J’étais gamin quand le dernier sanglier a été vu dans la région. Ils sont sûrement après un hérisson » se dit-il. Mais les récris indiquaient que la chasse se déplaçait vers l'orée du taillis, coté champs cultivés. « Ça, ce n’est pas un hérisson, c’est sûrement un sanglier. Le premier depuis au moins trente ans. Mais que fait-il là ? » et d’annoncer « attention sanglier, attention sanglier ». La menée approchait. Hervé G… vérifia son fusil. A ce moment, la charmante Estelle au calibre 20 arriva à son tour. Puis elle se dirigea vers la clôture dans l'intention évidente de la franchir. Juste à ce moment, le sanglier sortit de la broussaille et passa à une vingtaine de mètres d’Hervé, sur sa droite. On n'entendit aucun coup de feu. L'animal continua tranquillement, poursuivi par les chiens et disparut dans les taillis. On ne devait plus jamais le revoir. Quand Jean-Claude sortit du petit bois, il questionna les chasseurs rassemblés : « alors ce sanglier, personne n’a pu le tirer ? » et Hervé d’avouer avec un petit air gêné : « quand le sanglier a passé le layon, la demoiselle était en train de sauter par-dessus la barrière. Elle n'y arrivait pas facilement avec sa jupe courte… ». Et c’est ainsi que, les yeux « ailleurs », Hervé a laissé filer le quartanier des Herbues de la Sabotière, le premier vu depuis plus de trente ans dans ce secteur.