S'il y a des conteurs, il y a aussi des historiens, et les vrais sont comme les gendarmes, du genre méfiant. D’ailleurs, un gendarme enthousiaste ne ferait qu’un mauvais gendarme, car Pandore se doit de ne rien croire a priori. Fils de Saint-Thomas, il demande les papiers, enquête, soupçonne… Et les vrais historiens sont comme lui, et ont chaussé leurs meilleures lunettes pour se pencher sur ce triple hallali de 1771… Leur examen fut objectif et précis, malheureusement, il n’en reste rien. Alors voyons les faits dans leur chronologie :

1) Equipage de Condé : Toudouze, qui tient le registre des chasses du Prince de Condé, écrit : « 3 novembre 1771 : laisser-courre et prise à Chantilly ».

2) Equipage Royal : le registre (pièce n° 7850 à la Bibliothèque Nationale) nous apprend que le 3 novembre 1771, sa Majesté n’a pas chassé, mais que le lendemain, sa grande meute attaque en forêt de Fontainebleau et prend aux sentiers d'Avon.

3) Equipage d’Orléans : nul n’a vu ou aperçu, en Rambouillet, toujours ce trois novembre, ni ses chiens, ni ses piqueurs, ni ses veneurs…

 

Alors, quel est le farceur qui a lancé, avec un tel succès, ce canular ?

Ce charmant homme était connu pour son goût de mystifier. Eugène Chaput, car c’est de lui qu’il s’agit, secrétaire du roi Charles X, meublait ses loisirs en écrivant. Ouvrons son livre, paru en 1855, à la page 68, où, sous le titre « Chasses Princières en France », cet épisode est complaisamment conté. Et puisque la fable a si bien pris, Chapus la réédite 21 ans plus tard, en 1876, dans le journal « Le Sport », avec quelques variantes : Condé est devenu Conti, et le duc d’Orléans a fait place au Prince des Dombes, personnage qui a bien existé, mais qui est mort en 1755, seize ans avant le triple Hallali. Qu'importe… Mais, un feu couvait : le Marquis de Belleval, dans ses « Souvenirs d’un Chevau-Léger » (1774) écrit : « Mon cousin, M. de Belleval, Capitaine des Chasses de Monseigneur le Prince de Condé, me raconta comment, en 1771, le Prince avait arrangé, de concert avec d’Yauville, une chasse qui devait rejoindre celle de Sa Majesté à l'hallali, à l’étang de Saint-Hubert (l'un des étangs d’Hollande) en Rambouillet… ce qui arriva. Le récit est curieux, et peut-être l’écrirai-je un jour… ». Mais autre objection, selon les historiens : M. de Belleval ne fut Capitaine des Chasses du Prince de Condé qu'en 1775, soit quatre ans après le « triple hallali ». Le cousin Belleval, s’était donc moqué du Belleval, marquis. Cependant, un bat-l'eau multiple, quoique improbable, n'est pas impossible : le Prince de Condé et le roi Louis XV ont un jour et le même jour, pris chacun leur cerf, l’un aux Maurus, l’autre à Pourras, et ces étangs, tous deux en Rambouillet, sont voisins. D’ailleurs en 1874, l'étang de Sainte-Périne en Compiègne a vu la prise simultanée d’un cerf venant de Villers-Cotterêts (équipage de Chezelles) et d’un daim attaqué en Compiègne par l'équipage de l'Aigle.

Dans le cas du « Triple Hallali », reste encore la difficulté d’une refuite de plus de cent kilomètres, en une chasse, de Chantilly à Rambouillet, et de surcroit, « dirigée ». Mais il est vrai que le 17 juin 1769, le Prince de Condé a attaqué un dix-cors jeunement en forêt de Marly, et l’a pris à Gambaiseuil, en forêt de Rambouillet, après une refuite de quelques 50 kilomètres. Enfin, pour asséner un dernier coup à Eugene Chaput, et ceci n'est plus de la vénerie, Condé, effectivement brouillé avec Louis XV pour une affaire matrimoniale (il était amoureux de la princesse de Monaco et voulait faire casser le mariage de celle-ci par le Parlement), s’exila de Chantilly en avril 1771. Et ce n’est qu'en décembre 1772 qu’il rentra en grâce auprès du roi, ayant sollicité, et obtenu, son pardon… un an après le triple hallali. 

Alors prenons-en notre parti, et malgré Belleval, Chaput, Joseph La Vallée, La Gazette des Chasseurs, la Duchesse d'Uzès, Palewski et bien d’autres encore, faisons notre deuil d’un aussi joli conte…