Chacun et chacune y trouvaient son plaisir. Les jeunes gens, entre deux danses, s’éclipsaient quelques temps pour faire des découvertes plus profondes, ce qui laissaient quelquefois, en plus des souvenirs, le plaisir aux grand-mères de tricoter des layettes. Les parents encourageaient leurs chers bambins à décrocher le pompon qui donnait droit à un tour de manège gratuit et les hommes se rassemblaient autour de la piste au bout de laquelle étaient alignées les neuf quilles de bois qu’il fallait renverser avec de lourdes boules dont le diamètre était légèrement inférieur à l’espace laissé libre entre les « culbutos ». D’éliminatoires en sélectionnés, les rivaux d’un jour se retrouvaient pour le dernier round, qui ferait d’eux les gagnants des « magnifiques lots mis en jeu », en général un panier garni ou une cocotte-minute ou encore une cafetière électrique pour le premier, un jeune sanglier pour le deuxième, six bouteilles de vin pour le troisième, etc. Ce soir-là, au terme du concours, deux concurrents étaient encore à égalité. Michel, un paysan du cru qui avait le soutien de la population locale et Marcel, un sympathique bûcheron d’un pays voisin. Chacun avait encore deux boules à lancer. Michel prit un peu d’élan et propulsa la boule qui fila droit vers le pack. Six quilles tombèrent. Au deuxième lancer, deux autres les rejoignirent. Il y avait huit à battre… Marcel se concentra et d’un geste sec fit rouler sa première boule qui prit la direction de la quille centrale. Projetée dans le tas, elle en coucha trois autres. Il fallait donc en faire au moins quatre avec la seconde boule. Hélas, un malencontreux petit caillou ruina ses espoirs et fit de Marcel le gagnant du deuxième prix « un petit sanglier » d’une dizaine de kilos.

 

« Biscotte »

De retour chez lui, Marcel présenta à son épouse le gain du jour. Le sanglier était en fait une petite laie qui fut, dès le lendemain, baptisée « Biscotte » tellement sa gourmandise, devant ces tranches de pain grillées, trahissait un appétit naissant. Et le trio trouva vite ses marques, le jardin et la banquette du salon pour la laie, la cuisine, les chaises et les tabourets pour les propriétaires. Chouchoutée, la petite laie a vite grossi, prenant une place de plus en plus importante. A un an, elle faisait ses « cent livres » et avait les acquis d’un chien de garde. Les visiteurs qui pénétraient seuls dans le jardin étaient reçus à coups de boutoir. Biscotte devait se souvenir de ses origines et telle une boule de jeu de quilles culbutait les malheureux qui n’avaient d’autre choix que d’effectuer un repli stratégique, sous l’œil narquois du voisin d’en face qui s’était bien gardé de les mettre en garde. Curieusement, quand on avait été présenté à Biscotte, elle devenait sociable et se souvenait parfaitement de la longue liste qui fréquentait la maison, du « patron » de bois aux clients de charbonnette, en passant par les chasseurs du pays et autres amis de la famille. Et tous les matins des laborieuses semaines de travail, Biscotte accompagnait ses propriétaires en forêt, sur les chantiers. Pour faire le voyage, elle sautait sur la banquette arrière de la « 2 chevaux » et assise au milieu, regardait la route qui défilait sous la voiture. Arrivée sur le chantier, elle restait une petite heure sur la place avant de disparaître pour la journée. Invisible, elle ne devait toutefois pas être bien loin puisqu’au coup de klaxon du soir, signal du retour, elle faisait une réapparition fracassante. Et les mois passèrent soudant une harmonie complice entre ce vieux couple et leur « rejeton ». Au printemps suivant, Marcel remarqua un changement de comportement de la laie. Elle ne sautait plus dans la voiture mais montait calmement et se couchait pour faire le déplacement. De jour en jour, elle s’arrondissait et préparait un heureux évènement. Il était évident qu’au cours de l’une de ses escapades autour du chantier, elle avait rencontré le prince charmant. Et puis un soir, comme d’habitude, le coup de klaxon retentit…

 

Comme ils sont beaux

Les minutes passaient, Biscotte n’arrivait pas. Avait-elle entendu l’appel ? Marcel donna un second coup de klaxon, plus long, suivi d’un troisième encore plus long. Rien. Le bûcheron et son épouse, dépités, rentrèrent au pays. Ils devinaient ce qui s’était passé. Le lendemain, nouveaux appels, nouvelle recherche. Toujours rien. Il fallait se rendre à l’évidence, la laie avait disparu. Trois semaines passèrent ainsi, sans aucun indice. Et puis, un vendredi matin, en arrivant sur le chantier, Marcel fut intrigué. La place de feu avait été visitée, piétinée et des quelques épluchures de fruits laissées au pied d’un alisier, il ne restait rien. Les traces confirmaient la présence d’un sanglier. Prit d’un espoir soudain, Marcel regagna sa voiture et klaxonna, klaxonna… Rien ne bougea et la nature reprit ses droits, celui du travail pour les humains et des chants mélodieux pour les oiseaux. Et la journée se passa ainsi, laissant devant elle un repos dominical salutaire. Le lundi suivant, son chantier en forêt était complètement retourné. Manifestement, l’animal qui avait fait ça cherchait quelque chose. Ce ne fut que le jeudi soir, alors qu’ils quittaient le chantier dans leur voiture, que Marcel et son épouse virent sur l’allée forestière, une cinquantaine de mètres devant eux, un sanglier qui les regardait. Le bûcheron stoppa le véhicule, le sanglier ne bougea pas. Marcel descendit et fit quelques pas sur l’allée. Le sanglier ne bougea toujours pas. Alors résolument, il s’avança. Dix mètres, vingt mètres, trente mètres… La bête noire était toujours immobile. Marcel osa : « Biscotte ? ». A ce moment-là, le sanglier se mit de profil, montrant des allaites étirées et rentra dans la basse végétation. Il en était certain à présent, ce sanglier était « sa » laie et elle avait des petits. Marcel retourna à sa voiture, ouvrit le panier à provision et laissa sur le chantier tout ce qui pouvait être consommé par la jeune maman. Le lendemain matin, tout avait disparu. Deux semaines se passèrent ainsi, Marcel laissant chaque soir des provendes pour ses nouveaux protégés. Enfin, un soir, la petite famille se montra au loin. Biscotte avait quatre marcassins. La laie était sur une place dégagée et les petites boules jaunes blotties les unes contre les autres ne bougeaient pas, attendant le signal de la maman. Souvent, Marcel aperçut les animaux, mais jamais la laie n’est revenue vers lui, se contentant de visiter le chantier. Octobre arriva, entraînant dans son sillage la chasse au bois et ses battues…

 

Epilogue

Le bûcheron n’a plus jamais revu Biscotte, ni ses petits, mais depuis ce temps-là, et pendant des années, quelque chose de bizarre s’est passé dans le pays. Régulièrement, son jardin a été visité, mais jamais ceux des voisins. Sous un grillage fatigué par des années de service, une petite brèche laissait passer des animaux dont les pieds ne trompaient pas. Des bêtes noires venaient fouiller le jardin de Marcel, là où jadis Biscotte apprenait à vermiller. Alors...