Il est quatre heures trente, ce matin de décembre, quand Robert arrive enfin à son domicile…

Venant des carrières de Dugny et d’Haudainville, une noria de wagonnets suspendus approvisionnent jour et nuit le site de chargement de la Valtoline. C’est là que Robert travaille, chauffeur sur une de ces lourdes locomotives à vapeur de la SNCF... La neige, qui est tombé cette nuit-là, forme un dangereux tapis, heureusement sablé quelques temps plus tôt, par les solides gaillards des « Ponts », virtuoses comme lui, de la pelle. Une voiture, une DS noire pour être précis, est stationnée devant son domicile, tous feux éteints. Elle est couverte de neige et deux personnages, manifestement frigorifiés, s’en extraient péniblement à son arrivée. « C’est stupide, mais on est en panne » annonce le plus grand, vêtu d’un manteau à col de fourrure et coiffé d’un chapeau à larges bords. « Panne électrique… la courroie de la dynamo… précise l’autre qui arbore une jolie casquette. Connaissez-vous un garage ? ». « On va aller réveiller le Zizi. Il va vous arranger ça. Mais avant, entrez vous réchauffer et boire un café » rétorque Robert. Il réveille son épouse, toute confuse de se montrer en « touillon », puis, dans la petite cuisine, il ravive le poêle à bois et s’installe, avec ses « invités » à la table que l’épouse se hâte de débarrasser. Robert n’a plus sommeil. On sympathise et on parle… Avisant le Robust de la « Manu » suspendu au mur, le voyageur se hasarde à demander : « vous chassez ? ». « Tu parles, rétorque le Robert…, euh… vous aussi ? ». Naturellement qu’il chasse le naufragé de la route, et les voilà aussitôt en connivence, chacun racontant à l’autre ses expériences et quelques uns de ses meilleurs souvenirs. Prévenu par l’épouse, le Zizi arrive bientôt. C’est un petit bonhomme toujours de bonne humeur et amoureux fou de son métier, comme on pouvait encore en trouver à cette époque. Accompagné de l’homme à la casquette, il ne lui faudra que quelques instants pour réparer la DS. Encore un petit café et c’est le moment de se quitter. « Permettez-moi de noter vos coordonnées, demande alors l’homme au manteau, j’aimerai vous inviter à une partie de chasse pour vous remercier… ». Un an bientôt que cette histoire est arrivée, et Robert n’a jamais eu de nouvelles de son naufragé. Qui était-il, que faisait-il à cette heure sur la route ? La seule chose qu’il savait, c’est que l’homme au manteau était un passionné qui chassait le grand gibier avec une carabine Savage de la « Manu », comme son Robust.

Vous êtes Robert ?

C’est dimanche et par ce temps de Toussaint, Robert rentre tout fier de la chasse en plaine. Il a manqué la messe mais un beau lièvre et deux perdreaux se tiennent compagnie dans le carnier. « J’ai tout levé en une demi-heure, quelle chance ! ». Il pose son fusil, ôte ses bottes crottées, s’installe pour le repas dominical. « La chasse est faite, l’après midi, j’irai à la pêche… ». « Tu es incorrigible Robert, lui reproche son épouse alors qu’il se met à table. Je sais que tu n’aimes pas les papiers, mais tu n’as toujours pas lu ton courrier de la semaine ». Visant du coin de l’œil la belle enveloppe posée sur le coin du buffet, Robert a soudain un pressentiment. Il ouvre fébrilement le pli, et, dans un silence total, en lit et relit le contenu. Cette lettre est une invitation à une battue dans les Ardennes, à Belval précisément. Une grande et belle signature, malheureusement illisible y est apposée. Robert a pratiquement appris par cœur son carton d’invitation et, comme conseillé, il s’est procuré une boite de Brennecke pour le grand jour. Parti au petit matin avec sa petite « 4cv », il arrive au rendez-vous alors qu’une grande animation y règne. Il aperçoit bien son naufragé, mais ce dernier embarque déjà dans une camionnette qui disparaît dans la forêt, suivie d’une autre, puis d’une autre… La place s’est vidée et il ne reste plus que les gardes et les traqueurs avec leurs chiens. La « 4cv » est bien petite à côté des grosses berlines alignées. Un garde s’approche et lorgnant le « 55 » sur la plaque de la voiture de Robert, affirme plus qu’il n’interroge : « Vous êtes Robert ? Excusez-nous, mais nous avons été obligés d’avancer la battue. Je vais vous conduire à votre poste ». Le temps de prendre son Robust et les balles, d’enfiler sa canadienne et notre homme embarque dans la Willys du garde. « Nous attaquerons dés mon retour au chalet, nous devons faire vite, précise le garde, voilà votre poste… ». Robert manque de passer par dessus bord au freinage, mais habitué aux caprices de sa loco, il sait comment se tenir dans ces circonstances. « Ici, vous serez seul jusqu’à la fin de la chasse et vous avez le tir franc. Nous traquons de l’autre côté de la colline et vous n’entendrez rien. Surtout ne bougez sous aucun prétexte. Ici, on tire peu mais c’est une bonne fuite pour les gros… ». Le garde a maintenant disparu et Robert prend possession de son domaine, un paillasson de branches sèches d’environ deux mètres de large sur un mètre cinquante de haut avec deux petits retours qui le masqueront aux éventuels arrivants. Le silence des lieux et l’absence de coulées l’intriguent. Au milieu d’une haute futaie de chênes, sans remise, son poste a toutes les caractéristiques d’un poste à souris « spécial invité ». A côté de l’enfer végétal de Verdun, c’est la place de la Concorde ici. Persuadé qu’il ne verra rien et qu’il s’est fait gruger, Robert fait maintenant l’inventaire de la petite musette laissée par le garde. Chapeau, on sait recevoir ici ! La musette contient en effet un bon quignon de pain, du jambon des Ardennes, un bon morceau de fromage et une petite chopine de vin, sans étiquette. Voilà une éternité que Robert attend et toujours rien, même pas un lièvre ou un chevreuil. Dépliant son beau « Bargoin » avec ses griffes à cartouches, acheté à Tiers, Robert entreprend de casse-croûter. Le froid qui l’envahissait doucement l’a quitté maintenant et le voilà tout requinqué. La chopine était un peu courte… mais particulièrement bonne. Dommage…

 

C’est quoi, cette histoire ?

Robert regarde sa montre. Déjà trois heures d’attente sans rien voir, sans rien entendre. Soudain, un mouvement dans le bois le fige. Un sanglier parait, comme irréel, mais énorme. Il est arrêté à moins de cent mètres et prend tranquillement le vent. Robert a saisi son Robust et s’est doucement, tout doucement levé. Seule, sa tête dépasse du paillasson. Le sanglier, lui, hésite sur la direction à prendre. Robert pense soudain à son arme. Seul le canon droit tire juste… enfin, presque. Mais qu’est-ce qu’il fait avec des balles au lieu de ses chevrotines… et le voilà qui gamberge comme un novice, lui qui a déjà tué tant de sangliers… au moins six. Le quartanier semble toujours hésiter, il n’a pas éventé Robert. Enfin, le voilà qui prend son parti. Il s’approche au petit trot, la tête haute. « C’est une vraie bourrique, pense Robert en serrant fort son fusil, il pèse au moins cent cinquante kilos… Attend mon pépère, y va te recevoir le Robert… ». Alors que l’animal passe à moins de quinze pas, notre héros se surprend soudain à entendre les deux coups partir. Il a tiré d’un geste irréfléchi et l’animal n’a même pas bronché aux impacts. Il n’a même pas changé son allure et le voilà maintenant qui disparaît derrière un petit monticule. Robert en tremble encore. Il ne tient plus en place. Il sait qu’il est seul et qu’il peut aller voir, mais pas plus loin que le monticule. Laisser descendre la pression, recharger l’arme et avancer en regardant bien. Ça y est, l’animal est là, à moins de cent mètres. Ses pattes avant finissent de battre l’air, puis il s’immobilise définitivement. Quelle masse ! Robert en a les yeux qui le piquent. Quelle histoire à raconter aux copains… Il attend maintenant impatiemment la fin de la battue. Fini la discipline, Robert fait carrément les cent pas pour se réchauffer… Ah ! voilà le garde. Il est tout agité. « Monsieur Robert,  Monsieur Robert, vous n’avez pas entendu les trois coups ? Voilà une bonne heure que tout le monde est rentré et nous étions inquiets. Je suis absolument désolé ». « C’est pas grave le rassure le héros, mais nous ne sommes que deux pour ramener mon sanglier. On va en baver… ». Le garde félicite chaleureusement Robert en le tutoyant, signe de grand respect, et entreprend en professionnel de charger le monstre. Une longue corde est attachée à une patte et passée sur une branche puis raccordée à l’attelage de la Jeep. Une petite marche avant soulève la victime du sol. Le garde bloque la corde et ramène la Jeep sous l’animal. C’est fait. Un petit coup de gnôle du garde et le convoi rentre au chalet. Tout le monde entoure le héros. Au cours de cette très belle journée de chasse trois sangliers et deux chevreuils ont été abattus. Le maître des lieux, un homme très distingué, félicite Robert. « Votre patron doit rentrer à Paris, mais il voudrait boire une coupe à votre réussite ». « Mon patron, quel patron ? » se demande Robert en suivant l’homme à l’intérieur du chalet où il reconnaît « SON » naufragé. « Félicitations Robert. On dit que l’animal a pris les deux balles. Un coup de maître qui me fait plaisir… Trinquons ensemble à ton succès ». « Merci, mais c’est quoi cette histoire de patron ? » interroge notre cheminot. « Tu m’as dit que tu travaillais à la SNCF… Eh bien moi, je suis le Ministre des Transports, lui répond alors son hôte, en se fendant d’un grand sourire, et je suis un homme heureux et fier de t’avoir un jour rencontré… ».