Ce fut ce même chauffeur de taxi qui, un jour, vint voir les religieuses. « Mon frère, dans sa ferme, se fait vieux lui aussi. Il n’a pas d’héritier. Je suis certain que le petit Rodrigue se plairait là-bas, chez Raül… ». Les autorisations nécessaires furent accordées dans la semaine et Pedro conduisit, un samedi, son jeune protégé à quatre cents kilomètres de là, en pleine forêt, dans la petite exploitation agricole que son frère avait patiemment, mais péniblement aménagée. Conscient de l’opportunité qui se présentait à lui, le petit Rodrigue, du haut de ses douze ans, aida tant qu’il pouvait son père adoptif, qui était aux petits soins et en extase devant ce gamin courageux et rusé comme un félin. Bon élève, il apprit vite les techniques des piégeurs et, quand il en avait la possibilité, il s’attaquait aux oiseaux, pilleurs de grains, qui avaient trouvé, à bon compte, le gîte et le couvert dans le bâtiment de stockage. Les résultats furent spectaculaires pour le plus grand plaisir de Raül, qui ne manquait pas de manifester à son protégé, sa satisfaction. Deux années passèrent, puis, un jour, vint la récompense tant attendue. « Demain, nous irons chatouiller les sangliers et j’ai pensé que ceci te rendrait service » dit-il à Rodrigue, en déposant sur la table un paquet, qu’un papier kraft entourait. Le gamin, incrédule, coupa la ficelle, déchira nerveusement le papier et découvrit, soigneusement emballé, un fusil juxtaposé de calibre 16 qui avait échappé à la confiscation, à la veille de la guerre civile qui ruina le pays. Bien que cette arme fût courte, elle faisait objet inanimé dans les mains de cet adolescent, haut comme trois pommes, avec son mètre cinquante. Pourtant, un destin venait d’être scellé…
Premier poste
Le lendemain matin, Rodrigue, fier comme un conquistador, se retrouva bien isolé parmi la centaine d’invités de la première monteria à laquelle il allait participer. Bien évidemment, le tirage au sort, poussé par le hasard d’une main qui, justement, ne lui laissait rien, fit qu’il se retrouva sur un éboulis de rocher, à des kilomètres du cœur des opérations. Seul un renard osa passer à une centaine de mètres de son poste, lui faisant économiser une des cinq cartouches qu’il avait en poche. La journée, longue et monotone, aurait été un calvaire pour tout autre que lui, mais comme il avait cette passion et cette foi qui fait trouver tout normal et beau, il revint au fort, heureux comme un saltimbanque. Ainsi, trois ou quatre fois par an, il participait à ces réunions sanglantes, qui réunissaient le soir au tableau, les participants des deux bords, les chasseurs d’un côté, leurs victimes de l’autre. Par dizaines, les animaux étaient rassemblés, puis alignés sommairement pour un cérémonial qui, bien souvent, manquait de cérémonie. Puis, ces « formalités » étaient vite expédiées, afin de laisser aux hôtes de la journée, suffisamment de force pour qu’ils puissent aborder la troisième mi-temps, généreux du portefeuille. Deux saisons après, Rodrigue, que les bêtes noires semblaient fuir, n’avait toujours pas mis un sanglier à son palmarès. Mais sa constance et sa bonne humeur permanente en avaient fait un jeune compagnon apprécié par tous. Il était désormais un bel adolescent, sûr qu’un jour prochain, la chance tournerait. C’est ce qui arriva en cette fin de novembre, lors de la première monteria de l’année, à laquelle, avec son père adoptif Raül, ils furent invités. La grève des stations-service avait privé de carburant bon nombre de chasseurs, et seuls les plus proches étaient arrivés au rendez-vous. Cinquante fusils ou carabines en moins, ça vous rétrécit conséquemment un champ d’action. Les mesures adéquates furent donc mises en place. Le responsable de la chasse ignora la vallée de la Rojà, où il décida de n’envoyer qu’un seul fusil, pour verrouiller le système. D’ailleurs il ne s’en émut pas, puisque, rarement, voire quasiment jamais, les animaux n’empruntaient ce défilé. Et devinez qui irait s’y coller ? Rodrigue bien entendu, toujours souriant et joyeux. Mais il savait que son heure viendrait…
Son premier sanglier
Déposé sur le petit pont qui enjambe ce cours d’eau, tumultueux après les orages, mais presque à sec en d’autres temps, Rodrigue gagna son poste à deux cents mètres de là, derrière un arbuste rabougri qui dominait une coulée effacée par les vents féroces qui soufflent dans cette région. Il avait dans sa cartouchière la totalité de son stock de balles, vingt exactement, accumulation bien involontaire que l’absence de bons emplacements, avait formé. Les canons du calibre 16, soigneusement entretenus, lançaient quelques reflets, de même que les deux culots des douilles engagées. L’attente commença dans la solitude, mais Rodrigue, maintenant, en connaissait le prix, et l’acceptait toujours avec sa bonhomie coutumière. Vers midi, un mouvement dans le coteau en face de lui, attira son attention. Non, il ne rêvait pas, il avait l’impression que tout un pan de montagne se déplaçait. Jamais il n’avait vu ça, autant d’animaux qui, menés par une vieille laie ragote, cherchaient à fuir un secteur où la tranquillité n’était plus assurée. Il compta, et arrivé à cinquante, renonça aux mathématiques pour se consacrer aux lois de la physique et du déplacement des projectiles dans l’atmosphère. Il chercha un sanglier à sa convenance, pas trop petit, mais pas trop gros non plus, et hésita tant et si bien que le gros de la troupe avait disparu, avant que son choix ne fût définitif. Déçu et prêt, pour la première fois, à manifester de la déception, il aperçut un dos noir qui empruntait la coulée, au-dessus de laquelle il se trouvait. L’arme monta à l’épaule et les canons s’alignèrent sur le flanc de l’animal. Un seul coup de feu claqua, le sanglier plia les antérieurs, et resta dans cette position quelques secondes avant de basculer sur le côté. Heureux et fier de son exploit, le gamin posa son fusil contre l’arbre et alla voir sa victime, un vieux mâle, pas très lourd mais au trophée impressionnant. Rodrigue était maintenant devant le sanglier, animé encore de quelques spasmes, les derniers pensa-t-il. A ce moment précis, la bête noire bondit et chargea droit devant elle. Rodrigue n’eut pas le temps d’esquiver… Une large balafre se dessinait sur son pantalon. Le tissus, coupé net, laissait maintenant entrevoir une plaie béante dans la cuisse de l’adolescent. Trois mètres plus loin, à bout de souffle et de ressources, le sanglier était retombé. Rodrigue, incrédule, ne ressentant pas encore la douleur, le regardait quitter ce monde, sans savoir que lui aussi, était sur ce même chemin. En soirée, quand la voiture vint récupérer le jeune chasseur, ses occupants découvrirent les deux corps, côte à côte. La main du jeune homme était enfoui dans les soies de sa première victime, dans une ultime caresse.
JFG