Poussons un peu plus loin !
Face à cette situation, il ne me reste plus que le côté du gardon de Saint-Jean où éventuellement, la nature n'aurait pas été bousculée. Cette option ne me réjouit pas spécialement car ce côté de la vallée est exposé au vent du nord qui s'y engouffre avec force, lorsque Mistral et Tramontane soufflent dans la vallée du Rhône et sur la basse vallée de l'Aude. Mais tant pis. J'enfonce un peu plus la casquette, boutonne mon col de veste et enfile mes gants. Il va maintenant me falloir marcher un bon kilomètre, sur un chemin relativement facile, avant d'aborder une enfilade de prés en pente où l'on passe au moins autant de temps à conserver la position debout, qu'à observer la nature, à la recherche d'un éventuel gibier. Les chiennes se sont quelque peu calmées et ne s'éloignent que fort peu, attentives aux ordres d'exploration qu'elles s'empressent d'exécuter. Quelques merles fusent des buissons mais rien de vraiment intéressant et justiciable d'un coup de carabine. Le vent me fait pleurer et les larmes brouillent mon regard. Ça monte toujours et ma transpiration finit par complètement embuer mes lunettes. Toutes les conditions sont réunies pour tourner casaque et rentrer à la maison me mettre au chaud, près de la cuisinière. Vu l'enthousiasme de Cachou et de Chipie, ce ne serait pas sympa de ma part de leur jouer un tel tour. Je décide de pousser un peu plus loin, au-dessus du Cambou où une grande gineste bien exposée, pourrait éventuellement servir de remise à quelques sangliers en quête de tranquillité. Il faut dire que ce secteur est peu fréquenté, dans la mesure où il n'est accessible qu'à pied. En dehors d'une bordure de buis, il n'est guère possible de se protéger du vent, sauf à pénétrer à quatre pattes dans d'épais buissons où se mêlent fougères, églantiers, prunelliers et épines de toutes sortes, le tout entremêlé de grands genêts à balais.
A la source du « chouradou »
C'est précisément en bordure d'une de ces ginestes que mon œil est attiré par quelques anciennes bouses de vache, qui viennent visiblement d'être retournées. L'excitation des chiennes et l'examen de ces indices, me laissent entrevoir l'occasion de déroger aux souhaits de ma chère et tendre. Comme par magie, et comme on le dit en langage moderne, j'ai tous les voyants qui clignotent. C'est maintenant chose sérieuse et il va falloir tout mettre en œuvre, pour mettre la main sur le sanglier qui est passé par là, il y a au plus quelques heures. D'autres coups de nez ponctuent le parcours de la bête noire qui poursuit son chemin, en direction de la source du « chouradou ». La côte pour accéder à cette source, est encore plus raide que celles qui m'ont conduit jusqu'ici. Oubliés fatigue, vent et transpiration, le pistage commence. Malgré leur jeune âge, les chiennes ont parfaitement compris la situation et acceptent de marcher au pied, encore plus attentives à mes réactions. Notre progression sur ce chemin de chèvre, se fait à pas de loup, et nous essayons du moins d'être aussi discrets que possible. C'est par gestes saccadés et par mimiques que je tempère l'ardeur de mes deux complices. Une pierre déplacée et un peu plus loin, un nouveau coup de nez, m'indiquent que mon sanglier, car à présent, c’est « mon sanglier », a décidé de remonter au vent pour rejoindre l'ancien champ d'Auguste qui, depuis des lustres, s'est largement embroussaillé, offrant de multiples placettes où établir une bauge confortable. Cette option n'est pas vraiment réjouissante, dans la mesure où la surface du champ d'Auguste est telle, qu’il va être très difficile de surveiller toutes les sorties possibles. Les chiennes sont de plus en plus nerveuses et je ne voudrais pas qu'elles m'échappent, au risque de déloger prématurément, le ragot que nous pistons depuis une bonne heure maintenant. Nous sommes à moins de cinquante mètres du caral qui se faufile entre les buis, donnant accès au champ d'Auguste.
A bout portant
Dans mon dos, je sens Chipie qui tente de me dépasser. Elle n'y tient plus, bondit dans les fougères et saute des quatre fers, dans une mate de buis en aboyant furieusement. Dans l'instant même, un sanglier jaillit de ce buisson et me fonce pratiquement dessus. Instinctivement, je lève ma carabine et sans viser, fais feu dans sa direction. L'animal modifie légèrement sa trajectoire et, le temps de recharger, je tire une seconde fois, lui fracassant la patte arrière droite. Le sanglier s'assoie sur son cul en poussant un grand cri alors que dans cet instant, Mademoiselle Cachou, teckel de son état, sortant de je ne sais où, bondit et saisit le sanglier à la mâchoire inférieure. Durant une fraction de seconde, je pense que ce ne serait pas un cadeau de Noël, de voir ma petite chienne broyée par la mâchoire de cette bête en détresse. Ayant bien évidemment réarmé ma carabine, je m’approche alors de la bête noire et, à bout portant, je lui expédie une nouvelle Fail Safe qui lui brise la colonne cervicale. Tout est fini pour l'instant. Incrédule face à cette situation, Chipie reste plantée à quelques mètres sans réaction, quant à mon petit monstre de Cachou, elle cramponne encore une des écoutes du ragot, inconsciente de la trouille qu'elle m'a générée. Un peu assourdi par mes trois coups de carabine successifs, je réalise tout à coup que ce sanglier avait toutes les possibilités de fuir en restant à couvert. Il est sorti sur le seul endroit dégagé et aurait pu mettre à mal ma Chipie, couper en deux ma Cachou et même me bousculer. Il s'est fait tuer bêtement alors qu'il avait survécu à une méchante blessure qui lui avait rendu raide, la patte avant gauche. J'ai maintenant fixé une cordelette à sa mâchoire supérieure, et, tant bien que mal, nous descendons à travers des ginestes encombrées de ronces. Le corps inerte du ragot me précède parfois, m'obligeant à lâcher prise, pour ne pas être embarqué dans les descentes les plus abruptes. Voici maintenant un bon kilomètre que je tracte notre victime. Les deux chiennes ont tendance, maintenant, à se tirer la bourre, tentant l'une et l'autre de s'approprier celui qui aurait pu leur coûter la vie. Nous arrivons enfin à la maison où, entrebâillant la porte, j'avise ma chère et tendre que je n'ai pas résisté à l'envie de lui faire une surprise…