Le Patou grognait. Il ne rêvait pas, il grognait, éveillé. De la lucarne de la grange, un rayon de pleine lune se posait sur sa grosse truffe. La petite lucarne était entrouverte, à l’étage il faisait chaud en cette nuit d’été. Adrien s’était réveillé, il lui semblait avoir entendu une brebis, rêve ou réalité ? A moins qu’il ne s’agisse d’un chamois, il en descend parfois dans la vallée, ils cherchent le frais, l’humide, l’eau de la source en contrebas, celle qui fait lever les luzernes fraichement semées. Le Patou gémissait.

« Calme, calme… ».

Il avait beau le caresser doucement entre les épaules, lui parler à mi-voix, le chien ne se calmait pas, il tremblait. De plus en plus fort. Quand il a enlevé sa main, le poil s’est même hérissé. Le doute n’était plus permis, Adrien a ouvert complètement et sans bruit la petite lucarne, toute la lumière de la lune s’est collée au mur de la petite pièce.

« Calme, calme… »

Les mots étaient devenus inutiles, le Patou voit Adrien se saisir de la carabine, faire glisser la culasse, coller le bois contre sa poitrine. Adrien ne voit pas grand-chose, ses yeux s’habituent graduellement à la douce lumière froide de la pleine lune. D’abord il devine le mamelon qui jouxte la forêt, puis le fossé d’irrigation, la grande prairie et enfin l’aire de repos clôturée. C’est là que la lumière est la plus forte. Adrien devine presque le moindre détail, les pierres sèches empilées au bout de la parcelle, le chemin creusé par les bêtes, le muret qui entoure le puits et même la corde… Il a tous ses sens en éveil, il ressent même de plus en plus fort la chaleur d’en bas, qui remonte, la chaleur des bêtes couchées. Sans le regarder, il sent le regard vif du Patou qui ne le quitte pas des yeux, qui suit le moindre de ses gestes. Celui aussi de la bête qu’il ne voit pas encore… mais il sait qu’elle est là, pas trop loin, dans le peu d’ombre qu’il reste, immobile, tout à coup effrayée, consciente du danger, alertée par son sixième sens, terrorisée. Elle n’ose respirer. Tout entière dans l’attente, collée au sol. Elle a connu l’homme, les battues bruyantes, les trop faciles esquives en retour, les chemins de traverse connus d’elle seule, les chiens de promeneurs qu’elle a croisés et même le gros Patou qu’elle a griffé hier, l’odeur de son sang, l’odeur des brebis avec l’odeur de ce sang de chien, ces odeurs qu’elle a suivies jusque-là… Elle est collée à la bergerie, elle sent toute cette odeur de chairs tremblantes, toute cette chaleur animale, en deux bonds elle pourrait jouir de tout le sang qu’elle fera gicler, en aveugle, les mâchoires serrées ici, le plaisir de secouer le cou comme le font les chiens, de faire tomber la masse, de planter les crocs dans la gorge, de casser les os, de briser une vertèbre… Mais la bête commence à s’esquiver, elle fait quelques pas, d’abord très doucement, à la manière d’un félin, elle s’éloigne de l’entrée, elle veut faire encore quelques mètres autour de la bergerie… Adrien a compris, dans le noir il descend l’échelle de bois, puis il écarte une brebis de son passage, puis encore une autre au milieu, couchée, tétanisée de peur, les yeux comme révulsés qui ne veut pas bouger d’un pouce, qu’il finit par sauter. Encore un bond et il est dehors, sur le pas de la bergerie, aveuglé par la lumière de la pleine lune, il épaule au hasard l’ombre fuyante de la bête qui a déjà passé l’aire de repos, franchis la grande prairie et qui traverse déjà le fossé. Une lumière orangée, un coup de tonnerre, un seul. Toute la détermination de l’homme, sans plus aucune rancœur, sans rage, sans haine, avec la seule et unique pensée d’atteindre la cible, de lier le geste à la vue, comme le faisaient les indiens et le font les archers… Toute l’énergie du désespoir de la bête, seules comptent encore les quelques secondes qui la mèneront au-delà du mamelon, à l’orée de la forêt, en lieu sûr, seuls comptent encore les foulées, le sang qui tape fort la poitrine, cette sorte d’étouffement soudain par manque d’oxygène… Adrien est resté un long moment sur le pas de la porte, là-haut le Patou s’est mis à aboyer. Pour la première fois de sa vie, il a aboyé comme le font et les chiens et les loups. Il a aboyé à la mort.

La meute avait suivi la trace, de jour, de nuit, inexorablement.

La louve était descendue, sans détour, portée par l’effluve, portée par sa puissance, sa force de prédateur, l’émanation tenace de musc des bêtes en troupeau. Elle avait démêlé les voies, séparé les odeurs, celle du troupeau, celle du chien et celle de l’homme. La meute descend à son tour, les traces olfactives sont de plus en plus ténues. En tête le jeune loup, fils de la louve, juste derrière son frère, sa jeune sœur ensuite, le reste de la meute, à proximité, sans hiérarchie apparente. La louve manquait. Les premières bagarres, au début comme un jeu, plus incisives, plus brutales ensuite, la meute était prête à se disloquer. La louve manquait. Le plateau… la meute venait de quitter la forêt, à la lisière les loups se sont arrêtés. Pour la plupart c’est un monde différent et peu s’y aventurerait car ils viennent du sombre, de l’obscur, de l’humide, des forêts épaisses, la lumière les aveugle. Mais l’espace les ravive, les excite. Ils ont une envie irrésistible de plonger vers la prairie, vers la lumière, de gonfler leurs poumons d’oxygène, de courir, de bondir… Mais il y a cette nouvelle odeur mêlée aux effluves d’herbes, cette odeur tenace. Cette odeur isolée de celles que la meute avait appris à pister, de celle du troupeau, du chien et de l’homme. Ce relent inconnu bloque la meute en lisière. Le jeune loup ne sait, il attend, hume encore une fois cet air vicié de puanteur. Il hurle à la mort. Alors, la meute tout entière hurle à la mort. L’un après l’autre.

 

Au loin le chien leur répond

Adrien avait rassemblé les bêtes au petit jour. Isolé avec son troupeau et le Patou, la première attaque de la louve en montagne puis cette nouvelle attaque avortée au pied de la bergerie même l’avait conduit à envisager sérieusement de quitter définitivement l’estive. La louve est morte, le fidèle Patou semble se remettre de ses blessures, mais Adrien a un mauvais pressentiment. Les hurlements des loups en lisière de la forêt ne présagent rien de bon. Maintenant c’est toute la meute qui hurle, chacun à son tour, avec de plus en plus de puissance vocale, chaque loup se répondant, ou répondant au chien. Cette plainte commune, au début comme une supplique, puis une sorte de questionnement devient agressive, brutale, bestiale, elle donne toujours un peu plus de force à chacun, fustige le timide, enflamme toujours plus les dominants.

 

A la fin c’est devenu un cri de guerre

Le jeune loup qui conduit la meute doit sauter le fossé pour atteindre la grande prairie et plus loin l’aire de repos où sont encore toutes les bêtes. Le jeune loup n’a pas peur, il est porté par la clameur, ils sont à ses côtés, ils veulent la chasse, ils veulent la viande, cela fait deux jours entiers qu’ils sont partis sur les traces, maintenant ils ont faim. Adrien n’a plus le temps, il remonte à l’étage de la bergerie, il aura peut-être du réseau, en principe ça passe… il se saisit de sa carabine, redescend comme un fou furieux et tire en l’air, une fois, deux fois. Il faut tenir, tenir coûte que coûte. Les loups avancent toujours, il en voit trois bien ensemble devant, d’autres un peu plus loin, encore trois ou quatre collés et un autre groupe sur le côté, plus hésitants … Le Patou fonce tête baissée jusqu’à la clôture, il fait front aux trois premiers loups, ils se font face, peu de temps. Le jeune loup se souvient de l’odeur pugnace, putride près du fossé, il voit sa mère, il veut les brebis, les pupilles se dilatent, c’est de toute sa rage qu’il saute la clôture, puis en un bond il est sur le Patou, lui lacère le flanc, essaie de prendre la gorge…Ce n’est qu’un cri, les mâchoires se referment, les dents claquent…le Patou s’esquive, pour un instant. Les deux autres loups ont sauté la barrière à leur tour, les trois loups font face, le Patou est perdu. Adrien ne peut contenir le troupeau, les brebis partent dans tous les sens, par paquets serrés, les loups sautent la barrière les uns après les autres. Il doit bien y en avoir une vingtaine. Adrien ne peut rien faire, maintenant c’est la curée, les loups sont comme fous… Adrien vit un cauchemar, il est debout, sans réaction. Etrangement les loups ne semblent pas lui prêter beaucoup d’attention. Seul le jeune loup s’est arrêté à quelques pas de lui, les yeux jaunes fixés sur ses yeux d’homme à lui, longtemps. Ils sont venus, une nouvelle fois, beaucoup plus nombreux. Ils ont fait un constat. Ils ont retrouvé la louve dans le fossé. Le Patou près de la clôture.

Tout comme la première fois il y avait un gradé, un grand gaillard avec l’insigne. Les loups étaient partis, Adrien était resté avec ses brebis… gisant au milieu d’une mare de sang.