Chez l’ami Robert, traqueur renommé jusqu’au chef-lieu de canton, les exploits de ce genre n’étaient pas rares. Aussi, quand son épouse, en cette année 1978 le somma de mettre un terme à une situation qu’elle ne supportait plus, il se plia, bien évidemment, aux exigences de sa douce moitié (qui faisait quand même les trois quarts de son poids). Elle n’en voulait plus dans la maison, de ces deux sangliers qui avaient maintenant sept mois et qui pesaient, chacun, une bonne trentaine de kilos. Elle n’en voulait plus, mais il n’était pas question de leur faire du mal. Robert, conscient des risques que cette situation représentait, se demanda ce qu’il pourrait bien en faire. Paul, un ami du département voisin qui avait un petit enclos, fut sollicité. « Tu veux pas deux p’tits sangliers ? J’te les donne. Ma femme, elle en veut plus à la maison ». L’intéressé, que la proposition alléchait, fit mine de réfléchir. Puis au terme d’une minute d’attente, lâcha au Robert : « Bah, si ça peut te dépanner… ». Robert comprit que l’affaire à sens unique était faite. Tant pis, mais, il en convenait, ses protégés seraient bien traités et il se mettait à l’abri d’une éventuelle dénonciation pour détention illégale d’espèce nuisible.
Une cage de contention
Dés le lendemain, l’heureux bénéficiaire de ce somptueux cadeau se mit à la recherche, chez un paysan du pays, d’une cage à cochon, assez grande pour qu’elle puisse contenir les deux animaux, mais pas trop pour qu’elle entre dans sa « Méhari ». La première, en bois, n’était pas assez large. Une deuxième était bien trop haute, mais la troisième fut la bonne. Elle n’avait qu’un inconvénient, elle était en tubes soudés avec seulement trois arceaux sur le dessus. Qu’importe, une planche de renfort fera l’affaire. Le jeudi soir, il installa la cage dans sa voiture, bien calée de chaque coté, de façon à ce qu’elle ne glisse pas dans les virages. Il faut préciser qu’il avait à faire un peu plus de cinquante kilomètres sur une petite route sinueuse, avant d’atteindre son but. Arrivé chez Robert, les deux compères préparèrent le piège fatidique. Un peu de maïs sur le plancher et la souricière était prête. Pendant que la mère adoptive se cachait dans sa cuisine, refusant de voir ce qu’elle avait déclenché, les deux sangliers, inconscients, et ne se doutant pas du nouveau destin qui les attendait, s’approchaient de la voiture. Une fois, deux fois… dix fois, ils refusèrent la nourriture. Ils venaient, repartaient en courant, traversaient la cour comme des bolides avant de revenir humer les grains de maïs dispersés sur le plancher. Robert prit donc l’initiative. Il alla dans sa cave et revint avec des belles pommes fruits, qu’il coupa en quatre et qu’il disposa au milieu du maïs. Enfin, le premier sanglier entra dans le piège, poussé par son congénère, lui-même poussé par le Robert. Ça y était. Les deux étaient pris et bien pris. Restait à monter la cage et sa charge dans la Méhari et à faire la route de retour. Simone caressa une dernière fois ses protégés et l’ami Paul attaqua la seconde partie du plan d’évacuation…
Mal de la route
La radio laissait entendre quelques intonations musicales sous le ronflements des deux cylindres, alors que, sous quelques sautes de vent, la bâche de la Méhari avait tendance à claquer sèchement. Au royaume des courants d’air il faisait pourtant bon rouler en ce mois d’août. Les animaux derrière étaient calmes, cherchant vainement à passer le nez à travers les barreaux de leur prison. Vers le quarantième kilomètre, l’ami Paul commença à avoir quelques inquiétudes. Il ne savait pas encore qu’il arrivait aux quarantièmes rugissants. La planche qu’il avait fixée sur le dessus de la cage oscillait dangereusement sous la poussée des sangliers, et avant qu’il ne puisse faire un geste, elle tomba lourdement. Vous vous en doutez, un groin la suivait, puis deux pattes avant, puis deux pattes arrière. Un seul échappé aurait suffi pour semer la panique dans le petit véhicule, mais quand le deuxième prit le même chemin, Paul se sentit bien seul… Pendant que le premier nettoyait consciencieusement le plancher de la voiture, l’autre donnait joyeusement des coups de boutoir dans la bâche transparente de la Méhari. Quelques coups de volants brutaux, à droite et à gauche, déséquilibrèrent les animaux, de même que la cage qui chuta sur le coté. Maintenant, à l’arrière, il n’y avait plus de place pour tout ce petit monde. Comme bien souvent, ce fut le plus gêné qui s’en alla. Franchissant souplement le dossier du siège passager, ignorant, bien évidemment qu’il prenait la « place du mort », le petit sanglier devint, à ce moment là, et bien avant d’en avoir l’âge, une véritable bête de compagnie, à l’affolement du conducteur. Mais un siège, ce n’est confortable que quand on est assis, et un sanglier, ça pose rarement son postérieur sur du simili cuir. Alors, à force de tourner et retourner, il trouva un meilleur équilibre, le flanc gauche appuyé contre le tableau de bord et le derrière à la hauteur des yeux du conducteur. Et c’est ainsi que Paul parcourut les dix derniers kilomètres, les cuisses piétinées par les pattes de derrière du sanglier, espérant que la bestiole n’irait pas plus loin dans l’exploration des lieux. Malgré la douleur que lui causait l’orphelin piétinant les orphelines, notre conducteur estimait en effet, et à juste titre, qu’il n’était pas question de s’arrêter. D’ailleurs seul, que pourrait-il faire ? Un quart d’heure plus tard, la Méhari déboula dans la cour de sa propriété. Paul stoppa brutalement le véhicule, provoquant la culbute des animaux, et sauta à terre pour refermer les deux battants du portail. Trop tard ! Plus rapides que lui, les deux bêtes rousses avaient suivi, franchissaient en une fraction de seconde la porte, et se retrouvaient en liberté. L’appel du large fut le plus fort et, probablement surpris, mais satisfaits de disposer d’un aussi vaste espace devant eux, les deux sangliers s’éloignèrent… lentement mais sûrement. Le pauvre Paul n’osa pas raconter sa mésaventure. Près de cinq ans après, ce fut au cours d’une discussion animée qu’il lâcha, un soir, la vérité au Robert. Et il ajouta, laissant planer un doute sur ce qu’était devenu les orphelins : « Tu sais Robert, y sont peut-être encore dans le bois… ».