« Négresse » était issue d’un croisement de Griffon nivernais et d’Airedale terrier. C’est sa robe à longs poils noirs, feu et gris qui lui avait valu son nom. Malgré son jeune âge, elle avait déjà fait ses preuves et les fox-terriers n’avaient plus rien à lui apprendre. Elle menait « à voix » sangliers et chevreuils, leur faisant sauter les allées, pour le plus grand plaisir des postés. Donc, ce matin-là, les chiens, très disciplinés, les poils frémissants d’impatience dans l’attente du départ, faisaient cercle autour de leur maître. Négresse, plus distante, attendait également le signal.
À la hou !
Sur les conseils du piqueux, le directeur de chasse décida « d’attaquer » les sangliers au premier buisson. Des consignes strictes furent données aux chasseurs et, dans le plus grand silence, chacun se rendit à son poste. Armand fit monter sa petite meute dans sa fourgonnette et alla prendre le rabat « sous le vent » afin que ses chiens chassent dans les meilleures conditions. Équipé d’une salopette de cuir, la corne de chasse autour du cou, il était prêt pour affronter les plantations de sapins, ronces et épineux. Les chiens, accouplés, tiraient sur leurs laisses, pressés d’en découdre. Négresse, elle, était beaucoup plus attentive aux bruits de la forêt. Aussi, dès que le long coup de trompe se fit entendre au loin, signalant à Armand que tout le monde était en place, Négresse se mit à aboyer et à sauter d’impatience. Lâchés, tous les chiens s’enfoncèrent sous les frondaisons. Les geais, en véritables sentinelles des bois, dérangés par la battue en cours, donnaient, par leurs cris stridents, l’alarme au monde animal. Des chevreuils sautèrent les lignes, mais les chasseurs ne les tirèrent pas. Seuls les sangliers les intéressaient. Les bras raidis, les mains moites enserrant les fusils, ils attendaient les bêtes noires... si elles étaient bien là, comme l’avait dit Armand. De son côté, il progressait difficilement en sous-bois, encourageant ses chiens de la voix. Les fox-terriers prospectaient soigneusement les ronciers, se glissant dessous. Soudain, Négresse marqua l’arrêt, humant l’atmosphère, tête haute. Vive comme l’éclair, elle fonça au beau milieu d’une clairière où foisonnaient de hautes et épaisses fougères, aboyant à tout va, rameutant à elle ses compagnons de chasse. Sous les assauts de l’ardente meute, toutes les fougères semblèrent s’arracher et la compagnie de sangliers fut mise sur pied, ne demandant pas son reste pour engager une fuite éperdue à travers bois, talonnée par les chiens mais surtout par Négresse qui, haute sur pattes, avait un avantage certain sur ses compagnons. « À la houe, à la houe ! » annonça le traqueur, poussant ainsi à l’extrême, l’excitation de ses chiens. Les sangliers sautèrent la ligne des chasseurs postés, salués par une pétarade de coups de feu qui laissèrent deux bêtes rousses au tapis. Mais, pendant que les fox-terriers s’acharnaient sur les deux bêtes tuées, mordant à pleines dents dans leurs soies, Négresse continuait allégrement la poursuite des survivants de la compagnie, aboyant de temps à autre. Arrivé tout essoufflé près des victimes, Armand s’occupa de maintenir ses chiens et donna de la corne pour rameuter à lui Négresse, seule manquante.
Vaines recherches
Les chasseurs, regroupés autour des bêtes rousses, commentaient les péripéties de la chasse. Armand, de son côté, appelait Négresse de la corne et de la voix. Peine perdue, elle ne revenait pas. Aussi, Armand ramena sangliers et fox-terriers au rendez-vous de chasse avant de repartir à travers bois chercher sa chienne. « Pourvu qu’un sanglier ne se soit pas mis au ferme et blessé la chienne », pensait-il. Il est vrai que les grands chiens sont des cibles plus faciles à atteindre. Au bout de deux heures de recherche, toujours rien ! Il fallait se faire une raison, elle avait dû se perdre et peut-être rejoindrait-elle le pavillon de chasse en soirée, comme cela était déjà arrivé à d’autres chiens. La nuit était maintenant tombée et Armand refit, au volant de sa voiture, un dernier tour dans les allées de la forêt. De temps en temps, il s’arrêtait pour sonner de la corne, espérant toujours voir arriver sa Négresse. Aussi, c’est le cœur gros qu’il arrêta, tard dans la nuit, ses recherches pour rentrer au logis. Il était extrêmement contrarié de ne pas avoir sa chienne à ses côtés, sur le siège avant. « Demain, je reviendrai de bonne heure. Elle sera probablement au pavillon », se dit-il à haute voix. Dès l’aube naissante, Armand reprit les recherches, empruntant les chemins de la forêt. Pas de chienne en vue. Mais où pouvait-elle être ? Il visita toutes les fermes des environs ainsi que les hameaux, pensant que Négresse, avait pu aller chercher refuge dans l’un de ces endroits habités. Mais il fallait se rendre à l’évidence, rien ! Pourtant, il poursuivit, inlassablement ses recherches. Sa chienne portait un collier avec une plaque d’identification. De plus, elle était tatouée à l’oreille, il était donc logique qu’on remonte jusqu’à lui. Plusieurs jours passèrent... sans apporter la moindre nouvelle de sa chienne. Armand avisa la gendarmerie du secteur et fit paraître plusieurs annonces dans les journaux locaux, promettant une belle récompense à qui lui ramènerait Négresse. Rien n’y fit. Il supposait maintenant toutes les hypothèses possibles, y compris, bien entendu, la plus tragique. Deux années passèrent et Armand, en ce lundi 4 décembre 1989, était toujours présent avec ses chiens aux battues du lot de la forêt de la « Briquetterie ». Il avait gelé fort ce matin-là et le vent d’est perçait les vêtements les plus épais. Les chasseurs faisaient le rond devant l’immense cheminée du pavillon, où brûlaient, en crépitant, d’imposantes bûches de chêne. Il n’y avait pas de sangliers remisés, aussi le directeur de chasse annonça une traque dans les grandes sapinières, refuge d’une importante population de chevreuils.
Incroyable, mais vrai !
Après un petit déjeuner copieux pris en commun, les chasseurs gagnèrent leurs postes. L’attente risquait d’être longue... Armand, comme à son habitude, lâcha ses chiens en bout de traque, les laissant débusquer les chevreuils qu’ils allaient mener à voix, de carré en carré, faisant vivre la chasse. Il haranguait ses précieux auxiliaires qui ne tardèrent pas à lancer les petits cervidés. Sa meute était en pleine course quand, surprise, un chien noir et feu la rejoignit, s’y mêla et donna de la voix, lançant de plus belle les fox-terriers sur la fuite des chevreuils. Armand, qui vit passer ce chien, n’en crut pas ses yeux. Pas de doute, ce ne pouvait être que Négresse. Aussi cria-t-il à tue-tête : « Négres...se, Négres...se ! ». Et l’incroyable se produisit. Le chien fit subitement volte-face et joyeusement vint littéralement sauter dans les bras d’Armand. Il pleurait « ce grand couillon », il pleurait à chaudes larmes, des larmes qui roulaient sur ses grosses joues marquées par les aléas du temps. Et Négresse, elle, gémissait de joie, follement heureuse d’avoir retrouvé son maître. Excitée par les aboiements de ses frères de chenil qui menaient sous la futaie, elle repartit, fit une vingtaine de mètres et revint de nouveau auprès d’Armand. L’amour, ce jour-là, fut plus fort que la chasse. Tout en caressant sa chienne, Armand constata qu’elle était maigre, son pelage embrouillé et poisseux. Aussi, par sécurité, il attacha Négresse et c’est tout heureux qu’il sonna la fin de traque en annonçant à tue-tête : « J’ai retrouvé Négresse, j’ai retrouvé Négresse ! ». Armand a tenté de reconstituer l’escapade de Négresse, perdue depuis deux ans, mais pas pour tout le monde. L’explication qu’il en a donnée est celle-ci : « Des chasseurs, mais peut-on les appeler ainsi, connaissant la valeur de la chienne, l’avaient récupérée et... gardée, jusqu’à ce que, invités dans le secteur, ils soient revenus avec leur victime. » Avait-elle reconnu les lieux, avait-elle reconnu les voix de ses anciens compagnons qui chassaient ? Nul ne l’a jamais su. Cependant, ce dont on est sûr, c’est que ce jour-là, Négresse a rejoint sa première maison, en voiture… assise sur le siège du passager avant, aux côtés d’Armand.