Il faut avoir lu Crafty si l’on aime la chasse à tir ou à courre, si l’on aime la campagne, cadre de nos exploits, et le cheval pour la parcourir. Et pour couronner le tout, un grand bol d’humour français dans lequel il délaye les travers de ses concitoyens qui restent bien actuels. Crafty a donc sa place dans nos écrivains cynégétiques. Il fut formé dans l’atelier de Charles Gleyre. Ses dessins rejoignent ses desseins, qui sont de croquer chasseurs, veneurs et cavaliers de la Belle Epoque. Ses vignettes sont de petites merveilles d’esprit, de vérité et d’observation. Son travail est dans l’héritage de Rodolphe Töpffer, qui fut le précurseur de la bande dessinée, dès 1840. Crafty est le transcripteur de cette modernité voulue par Napoléon III, et inscrite dans le paysage urbain par Haussmann. Aussi, quelle verve pour railler les snobs –titre de son premier album– à la bouche gominée d’anglicismes, et qui colonisent les approches agrestes de Paris en zone péri-urbaine. Haro donc sur le visiteur du chenil qui craint de salir son bottillon, et ne peut marcher que sur un trottoir en macadam, le long de boutiques, escorté de petites femmes pour lui faire supporter cette course un peu longue ! Toute la faune aristocratique des pesages de cette époque défile dans les pages de « Quadrupèdes et bipèdes ». Il transforme son élégant monocle en lorgnette précise, pour mieux cerner nos travers et nous en faire rire. Il nous déchire gentiment de ses moustaches en crocs. Il faut relire « Paris à cheval » et « La chasse à courre » qui sont des documents précieux par leur observation de la vie mondaine et sportive de la France, en 1900. L’homme moderne a grand besoin de ces bols d’air, de ces chasses, de ces efforts physiques qui doivent être agrémentés d’une pointe de danger, sans quoi le sport ne serait qu’un jeu guère plus badin que le jeu de billes ! Sans espérer la balle perdue, l’hallali épique ou le panache sur un open-ditch, le sport, pour Crafty, doit rester un jeu dangereux : « comme la cartouche contient un assez grand nombre de grains de plomb, il se peut qu’il y en ait assez pour tout le monde… » avoue-t-il au détour d’une de ses pages.

 

Défenseur du chien

Oublions deux secondes la qualité graphique de ces vignettes, pour se concentrer sur la valeur de ces aphorismes. Pour nos amis lieutenants de louveterie, qui comptent encore actuellement beaucoup de maîtres d’équipage dans leur rang, méditons cette pochade sur leur dur apostolat. En effet, « en battue officielle, il est de toute nécessité d’inviter à ces réunions tout, ce qui dans le canton, a la prétention d’être chasseur. Il en résulte que les chiens d’attaque sont exposés aux plus grands dangers, et qu’un maître d’équipage prudent ne doit employer, en pareille circonstance, que les chiens qu’il a l’intention de réformer… ». Maintenant, voici la galerie locale, le juge de paix, « prié, en sa qualité, de se prononcer sur les réclamations ». Sait-on jamais ! Et le sous-préfet, « victime du devoir, a horreur des armes à feu, mais juge qu’un sous-préfet doit assister et prendre part aux battues ». Le chasseur lambda « qui a apporté son carnier, pour le cas où il verrait un lièvre », et le porteur de la confortable peau de bique, « qui a déjà reçu huit coups de fusil motivés par ce vêtement ». Enfin, l’instant délicat de l’hallali sur pied « les belligérants en sont venus aux crocs, et la bataille a déjà des victimes. C’est le moment, pour le maître d’équipage, d’intervenir, s’il ne veut pas payer trop cher sa victoire ». Pour clore ce passage sur le louvetier, cette triste constatation, valable à l’époque mais que nous verrons peut-être bientôt infirmée : « le louvetier ne se consolera jamais d’avoir pris, en 1849, le dernier loup de la contrée qui était une louve pleine ». Toutes ces citations pour vous inciter à rouvrir la Province à cheval. Dans « La Chasse à tir », Crafty prend la défense du chien, « un chien brutalisé ne s’améliore pas… ».

 

Comment chasser ?

Eh bien, « A pied, à cheval, en voiture » écrivent à deux mains les frères Géruzez, Paul pour le texte et Crafty pour les illustrations. Cet ouvrage est rempli de saines remarques : « Quand il n’y a personne pour embêter les chiens, et leur faire faire des bêtises, ils chassent toujours bien… Le chien n’est réellement bon qu’avec l’homme qui vit constamment avec lui, et avec qui il chasse… Le chasseur qui vit toute l’année à la campagne, et dont le chien est le compagnon quotidien, peut, seul, avoir un bon chien… » affirme Flirtafond, l’une des voix de cet opuscule. Mais il peut y avoir des chutes vexantes : « Le canon de sa carabine est tordu… Sa trompe a le pavillon aplati et replié sur lui-même… Le roi Dagobert y est emprisonné pour toujours… » (le seul air que puisse sonner le ridicule M. Durand). Ce pauvre bourgeois-chasseur se fait rembarrer en permanence par un péremptoire : « Je vous le dirai plus tard… ». Et quand Durand ajoute : « Tiens, on ôte la peau du sanglier », Bertrand énervé rétorque : « on ne dit pas peau, on dit la paroi ». « Ah ! Pourquoi ? », « Je vous le dirai plus tard, ce serait trop long ». Crafty a franchi les obstacles de la notoriété, un cheval et un prix d’obstacles sur l’hippodrome de Colombes, dans les années 1900, sont baptisés de son nom. Et puisque Crafty ne se prenait pas au sérieux, lisons-le sans retenue, surtout en 2017. Il termine ainsi ses litanies à Saint Hubert, écrites avec Gyp : « Contre les battues électorales et les coups de fusils des électeurs, protégez-nous ! ».

 

Extrait : « Le compte rendu de chasse »

Napoléon ajustait la rédaction des bulletins de la Grande Armée pour que la moindre escarmouche soit une grande victoire. Aussi, en suivant l’avis du marquis de Lestrade, il faut la finesse d’un diplomate pour soupeser chaque terme et chaque situation. En voici la brillante démonstration écrite par  Paul Géruzez…

 

« La Brisée, nous allons faire le procès-verbal de notre dernière chasse, pour le livre de l’équipage. (Dictant) :

- Le 16 novembre, rendez-vous au Chêne Pourpre. Attaqué à 11 heures sur un cerf dix-cors..

- Oui, Monsieur le comte, mais nous avons pris un daguet…

- C’est vrai, c’est embêtant…

- Monsieur le comte se rappelle bien que les chiens d’attaque ont été découplés sur la voie d’un vieux cerf seul, dans le Deffaud. Qu’il en est sorti au premier coup de gueule, qu’il est allé se harder dans les tailles du Bréau. Il a poussé un grand daguet devant lui, et il a reculé et laissé passer les chiens qui sont restés sur le daguet, sans que nous n’ayons jamais pu arrêter ni même rattraper. La meute est restée au rendez-vous et ce n‘est qu’une heure après que j’ai pu arrêter, dans les fonds du Plessis. Heureusement, que Monsieur le comte a entendu mes appels et a ramené les chiens. Alors on a pu découpler.

- Oui, mais c’est ennuyeux à dire…

- Le fait est que c’est de la mauvaise ouvrage, et que l’on a mal travaillé. Mais c’est de la faute de ce petit saligaud de valet de chiens qu’on vient de renvoyer…

- Pour concilier tout, je vais mettre : attaqué dans le Deffaud à 11 heures, sur une harde où il y avait plusieurs animaux à tête. Un daguet est vivement séparé et prend son parti sur la Croix du Grand Maître… Après le découplé, j’ai attrapé un retard dans les enceintes mal percées des Fosses-Gloriettes et je ne sais pas très bien ce qui s’est passé. Je n’ai retrouvé qu’aux Sept Buttes.

- Monsieur le comte a perdu aux Fosses-Gloriettes parce que la chasse a reculé derrière lui jusqu’au Deffaud, et est repartie sur Grand-Mont. Il a passé aux Sept-Buttes où il a retrouvé…

- C’est vrai, ensuite, il s’est fait battre dans les communaux, où il y a eu un léger balancé. Relancé à vue, il a suivi les marais. J’ai été long à trouver un passage et je n’ai pas pu rattraper.

- J’ai quitté Monsieur le comte au grand fossé, où son cheval a refusé de passer. Au bout des marais, le cerf s’est encore fait battre près de la baraque abandonnée. J’ai trouvé là, Madame la comtesse et le lieutenant…

- Tu les as trouvés à la baraque ?

- Oui, Monsieur le comte. Ça a filé jusqu‘à la garenne. Là, les chiens ont fondu dans les jambes de mon cheval, puis plus rien… Ça recule pour sûr ! Je retourne grand train et je retrouve Madame la comtesse et le lieutenant près de la cabane. Je demande à Madame la comtesse s’il y a longtemps qu’elle est là. Elle me dit : nous avons été jusqu’à la garenne et nous revenons ici à l’instant.

- Vous n’avez rien entendu ?

- Rien !

- Il n’est passé personne, mon lieutenant ?

- Non heureusement !

- Il a dit heureusement ?

- Oui, Monsieur le comte.

- La comtesse n’a rien dit ?

- Si, elle lui a dit : Dieu que vous êtes bête ! A ce moment j’entends La Trace qui sonne la vue au carrefour de Belle-Croix. Je retrouve la chasse avec tous ces messieurs et tous les hommes d’équipage. Dans la grande côte des Bruyères, tout le monde reste en retard… J’aperçois le daguet qui descendait sur la rivière avec Connétable qui lui mordait les gigues. Il traverse les prairies et reste dans le gué, juste au moment où Monsieur le Conservateur des forêts et sa dame y passaient. Ils avaient quitté la chasse depuis une heure à cause de la pluie, et ils s’en retournaient chez eux, tranquillement. En entendant le chien qui aboyait le cerf, le meunier sort de chez lui et lui tire deux coups de fusil pour nous le voler, comme il l’a fait déjà l’année dernière. Mais, quand il m’a entendu venir, il s’est sauvé et s’est enfermé à double tour. Le Conservateur des forêts et sa dame m’ont raconté qu’ils étaient arrivés les premiers à la mort depuis une heure, et qu’ils n’avaient pas quitté le cerf de la journée. Je les ai laissé dire, ces braves gens. Ça ne fait de mal à personne et ça les contente. C’est là que Monsieur le comte est arrivé, et a achevé, avec son couteau, le cerf qui avait les deux jambes de devant cassées par cet animal de meunier. Puis les chiens sont arrivés, et on a attendu un bon bout de temps que tous ces messieurs soient là…

- Madame la marquise Plissayon de Touballotte, en voilà une vielle intéressée !

- Monsieur le comte lui a fait faire les honneurs, elle m’a donné dix francs, si ce n’est pas honteux ! Quand on n’a pas un louis à donner à un piqueux, on ne va pas à la chasse. Et encore, il a fallu que je lui donne un gros morceau de viande. Pour un peu, elle m’aurait pris ma nappe, mes crochets et la tête de Monsieur le comte…

- En résumé, on peut écrire pris au gué du moulin, après deux heures de chasse…

- Deux heures, Monsieur le comte ! ça fait bien six… Il a marché trois bonnes heures devant les chiens d’attaque.

- Ça ne compte pas. Mettons deux heures et demie et tous les chiens présents à l’hallali.

- Pardon, il en manquait un bon tiers.

- Oui, mais c’est inutile de mettre ça. Servi au couteau par le maître d’équipage.

- Et le meunier ?

- Tais-toi, imbécile ! Les Honneurs à la marquise Plissayon de Toutbalotte, laisser-courre par Madame la baronne d’Hautraver. Quelle drôle de manie, il lui a pris cette année de faire le bois. Commence-t-elle à avoir quelques connaissances du pied ?

- Oui, Monsieur le comte, très bien. Seulement, on lui dit quand c’est de vieux temps ou du matin, si c’est de la bichaille ou bien si c’est bon. Naturellement, elle ne peut pas tenir le cordeau, le chien lui échapperait. Ce matin, c’est moi qui lui ai tenu le chien. Madame la baronne reconnait très bien quand le limier se rabat. Au milieu de la quête, elle s’est trouvée fatiguée et elle est rentrée dans la baraque et m’a dit de venir la rechercher quand j’aurai fini. Quand j’ai repassé sur les dix heures, elle n‘y était plus…

- Assistance : le marquis de Piquavant, le comte de Threinard, le lieutenant de Fleurtafond…

- Monsieur le comte oublie M. Menars, qui nous rend tant de services et vaut un piqueux.

- Ce n‘est pas la peine. Il faut mettre les Durand, on est tout le temps dans leurs bois. Ils regardent toujours le livre et se fâcheraient.

 

 

Extrait de « La rédaction du rapport » (Dix histoires de vénerie).

Cette rubrique ne serait pas, sans l’utilisation des ouvrages de bibliophilie cynégétique :

- Thiébaud, qui couvre les éditions jusqu’à 1934,

- Mouchon, soit 700 ouvrages publiés entre 1935 et 1953,

- Kapps, 1954 - 1997,

- Cruizevert, qui recense découvertes, oublis, puis les éditions nouvelles de 1998 à 2014.