Au départ, David était un chasseur de plaine, traquant ici et là la sauvagine, le pigeon et quelquefois, quand la chance lui souriait, un lièvre rescapé des arrosages de pesticides et autres anti-limaces qui pleuvent abondamment sur les récoltes maraîchères de la vallée du Rhône. C’est son beau-père qui, après maintes invitations, réussit un dimanche à le traîner littéralement à une battue aux sangliers. La garrigue est généreuse et les bêtes noires, ce jour-là, avaient répondu présent au rendez-vous. L’abondance régnait et les sangliers tombaient en nombre sous les balles des chasseurs. Le soir, au tableau, il y avait deux mâles d’une centaine de kilos, trois bêtes de compagnie et quatre bêtes rousses. David, au cours de la journée, n’avait rien vu, mais était content de sa sortie. Il trouva la chasse relativement facile et le gibier intéressant. Il se promit bien, un jour prochain, d’aller le taquiner, mais d’une autre façon. Il fallait corser la difficulté. Alors, il décida de poursuivre la bête noire avec un arc et cela lui semblait un bon compromis entre la passion, la chasse et le mérite. Mais, David n’était pas seul. Un vieux compagnon, qui l’avait toujours suivi dans ses sorties, ne voyait pas les choses de la même façon. Ce complice de sa première chasse, celle qu’il a pratiquée quand il avait dix-huit ans, revendiquait, à juste raison, le droit de sortir, jugeant qu’il n’était pas encore prêt pour lisser, du matin au soir, le velours du vieux canapé mis à sa disposition. Vous l’avez deviné, ce compagnon du devoir bien accompli, moustache blanchissante, accusait l’âge respectable de neuf ans, ce qui, pour un épagneul breton vivant dans le Midi, ne vaut pas une retraite anticipée. Il était donc nécessaire d’associer Narcisse au projet et de lui faire subir, avant son homologation, une formation spécifique « d’accompagnateur d’archer ». Ce ne fut pas difficile. Le sujet connaissait bien le sien, ses origines de chien d’arrêt n’en avaient pas fait un bavard et sa tenue en laisse, derrière son maître, lui évitait les grandes fatigues, celles qui usent les ongles et font les pattes raides pour le restant de la semaine. Ajoutez à cela un nez moins fin que par le passé, compensé par la forte odeur du nouvel ennemi à rechercher, et (presque) toutes les conditions étaient réunies pour faire de ce vieux matelot, un authentique cousin d’un vrai nivernais. Seulement voilà…
S’assurer qu’il est bien là
Nous étions en janvier de l'année 2005. Trois semaines s’étaient écoulées depuis les traditionnelles visites aux anciens pour la présentation des vœux. Un vieil oncle par alliance de David, vieux chasseur expérimenté, devenu inoffensif sous le poids des années, mais l’esprit toujours vif et les souvenirs actifs, l’invita à s’approcher de son fauteuil qu’il ne quittait quasiment plus. « Petit, lui dit-il, je vais te confier un secret. Un secret de chasseur que tu garderas pour toi et pour toi seul. » David, intrigué, s’approcha et, à la demande du patriarche, prêta une oreille attentive, puis les deux, manifestant plus qu’il ne l’aurait voulu, un intérêt croissant pour la confidence. « … Alors tu feras bien attention… tous les ans, à la même époque, il vient là. » Interloqué, David lui promit de suivre ses conseils et de surveiller le petit boqueteau qui surplombe le village de C…. Au cours de la première décade de janvier, David oublia presque le secret du « Tonton » jusqu’à ce samedi 15, au matin. Une petite gelée blanche avait laissé des paillettes de givre sur le sol, témoin bien suffisant pour trahir le passage d’une bête noire. Et David fit le tour du petit bois. Ce qu’il vit l’enchanta, confirmant, si besoin était, la sagacité du vieil oncle, dont l’expérience avait dû en faire un redoutable adversaire de la faune sauvage. “Il” était là, ses traces bien marquées sur la pellicule de givre indiquaient son cheminement. David rebroussa chemin en espérant que les chasseurs du coin oublieraient pour quelques jours ces quelques ares bien fourrés dans lesquels d’ailleurs de mémoire de sociétaires d’Acca, personne n’y avait jamais vu un sanglier. Notre archer laissa passer deux jours et retourna faire le pied autour du bosquet. Il n’y avait plus de traces visibles mais quelques vermillis discrets confirmaient la présence active de l’animal. La stratégie prenait naissance dans l’esprit de notre chasseur. Le lendemain soir, bien couvert, jumelles autour du cou, il se mettrait en observation derrière un chêne centenaire, planté à une bonne centaine de mètres du boqueteau. En janvier, la nuit tombe vite, mais, comme les bêtes noires ne se plaisent pas en bauge, il leur arrive de sortir tôt. Ce qui se passa. David n’en crut pas ses yeux. Décidément, le “Tonton” avait eu le nez creux ou alors il était encore plus finaud que son entourage le pensait. Le surlendemain, le manège se poursuivit, identique à la sortie du jour précédent. Le sanglier, un beau ragot d’une centaine de kilos, émergeait de son bouquet d’épines pour aller faire provende en plaine. David en avait assez vu, il fallait agir. Demain, il ferait les préparatifs, ensuite ce serait l’heure de l’action. Effectivement, la journée du lendemain consista à rassembler le matériel nécessaire : quelques clous, une petite scie, une serpe et son tree-stand. Sur le coup de midi, il se rendit sur les lieux, élagua quelques branchettes et installa son siège d’affût contre le tronc d’un fruitier sauvage de beau bois. Le soir, nouvelle observation à distance. Il convenait de voir si le sanglier avait détecté la présence insolite du milieu de la journée et un changement inquiétant dans son environnement. Rien ne troubla la quiétude du gros noir qui sortit, à la même heure et au même endroit. « Demain, nous serons deux » murmura David.
À nous deux, mon gaillard !
Dès seize heures, l’excitation de David était à son comble. Narcisse, qui avait compris qu’il se passait quelque chose depuis plusieurs jours, sentait, lui aussi, qu’il serait invité à la fête. Le départ fut discret, la voiture laissée à un kilomètre de là. Narcisse fut invité au silence, chose qu’il savait parfaitement faire et notre archer, en tenue “camo”, gagna son poste d’affût. Tout bascula alors très vite. Il ne s’était pas passé une demi-heure qu’un léger craquement attira son attention. Le bruit venait du sous-bois. David arma son compound, prêt à lâcher ses 65 livres de puissance. Rien… quelques secondes encore et puis, un nouveau craquement, re-silence… et enfin la masse noire apparut, luisante. Au bruit de la décoche, le sanglier tourna la tête, mais c’était trop tard. Un « tchac » significatif confirmait que l’animal était touché. Vif comme l’éclair, il pivota sur lui-même et rentra dans le boqueteau. David était content de lui, il avait vu sa flèche pénétrer dans la cage thoracique, derrière l’épaule. « C’est une bonne blessure, se dit-il, il n’ira pas bien loin ». « Que faire en attendant ? Narcisse est là, il va m’aider à le retrouver, le vieux » et voilà David qui fonce à sa voiture, revient avec elle auprès du boqueteau, met le chien en longe et pénètre en sous-bois. Sur les trente premiers mètres, rien. Aucun indice de blessure n’était apparent. Narcisse manifestait sa joie d’être là, au service d’une bonne cause. Son maître valait bien cette aide. Alors, se propulsant en avant, Narcisse bondit tel un jeune chiot, entraînant derrière lui la longe que son maître n’avait pas eu le temps de retenir. Et le voilà parti sur la trace du sanglier. Notre archer était consterné, il appela son chien, sans succès. Le calme régna encore une, peut-être deux minutes, puis il perçut au loin des aboiements rageurs. Pas de doute, le chien était au ferme. Alors, David accéléra le pas. Il approchait du lieu du combat quand il entendit le chien qui se récriait puis s’éloignait en chassant, comme un chien courant. La menée sonore s’estompa et le calme revint dans la nuit qui prenait la place au jour fuyant. David chercha, fit et refit le tour du boqueteau, alla plus loin vers la domaniale, appela et appela encore. Rien ne répondait à ses appels. Dépité, il rentra chez lui, ne dîna pas et revint vers vingt et une heures à la recherche de Narcisse. Le néant répondait au vide. Il ne restait qu’une solution, faire appel à un spécialiste, un vrai chien de sang pour retrouver le sanglier et savoir ce qui s’était passé sur la voie de fuite. Le conducteur du secteur répondit à l’appel et confirma qu’il serait présent à huit heures le lendemain matin chez David.
Le voilà !
À l’heure convenue, le lendemain matin, David et Jean-François, après avoir absorbé un café, se rendaient sur les lieux. Un examen approfondi confirma la blessure. Le rouge de Bavière sentait à la branche et marquait une minuscule goutte de sang. La piste fut empaumée sur-le-champ et nos deux compères suivirent le chien qui, sans défaut, progressait rapidement. Le boqueteau fut bien vite traversé et la voie du débuché entraîna conducteur, accompagnateur et chien vers la domaniale distante d’un bon kilomètre. La voie était régulièrement marquée par de petites taches de sang, ce qui confirmait à l’équipe qu’elle était sur le bon chemin. Ils approchaient de la forêt et étaient sûrs maintenant que le sanglier y était entré, mais toujours aucune trace de l’épagneul. La bordure de la domaniale était encombrée de jeunes pousses épaisses, de ronciers. À moins d’une cinquantaine de mètres de la bordure, le chien de sang fit un brusque crochet sur la gauche et s’arrêta. Le nez au vent, il cherchait à identifier les fragrances qu’il venait de percevoir. Le conducteur fit signe à David de préparer sa carabine. À hauteur du rouge, David avança prudemment, le chien, rassuré par sa présence pénétra derechef dans le roncier et grogna sourdement. « Attention David, il est là », cria le conducteur, mais rien ne bougeait. Le ragot était effectivement là, raide mort. Le chien de rouge fut félicité et libéré de sa longe. Pendant que les deux hommes sortaient le sanglier du roncier, un aboiement retentit à quelques dizaines de mètres d’eux. Le rouge de Bavière regardait curieusement devant lui. David et le conducteur se précipitèrent… Narcisse était là, couché, la longe enroulée autour d’une trochée, regardant ses entrailles qui s’échappaient de son ventre ouvert, perdant aussi du sang par une profonde ouverture dans la cuisse. Bien entendu, le sanglier fut abandonné là pour l’instant, il y avait plus urgent à faire. Narcisse fut transporté en toute hâte chez le vétérinaire où, dès son arrivée, considérablement affaibli, il reçut les premiers soins. David put reconstituer le cheminement des évènements de la veille : lors du premier ferme, le chien avait reçu la blessure à la cuisse, ce qui ne l’avait pas empêché de poursuivre le sanglier. Lors d’un second ferme, la longe s’est prise dans les baliveaux et a bloqué le chien qui n’a pu esquiver le coup du ragot. Débarrassé de son adversaire, le sanglier, mortellement blessé est retourné dans le roncier pour y mourir, laissant le chien prisonnier de son entrave, ce qui, peut-être, paradoxalement, l’a sauvé en l’empêchant de se traîner plus loin, aggravant encore la blessure.
Épilogue
Rassurez-vous amis lecteurs, aujourd’hui Narcisse est complètement remis de ses blessures et il use, avec la bénédiction de David, le canapé en velours. Ce fut le vieil oncle qui a eu le dernier mot : « … N’oublie pas petit, tous les ans, il y en a un là, en janvier, dans le boqueteau de C… »