« Tire ! »
Jean-Marc est guide bénévole de sa société de chasse qui cède, moyennant un prix raisonnable, des bracelets de mouflons à des chasseurs « étrangers » (à la commune). Et ces clients se transforment vite en amis au terme de la première année, si le postulant a été « accepté ». C’est ainsi que Michel, la cinquantaine, qui se décrit comme un parisien né en Bretagne, un fort gaillard, agent commercial d’une société de communication, est entré dans ce circuit fermé. Depuis maintenant sept ans, il consacre la première semaine de novembre à cette chasse palpitante d’approche et d’affût, laissant son épouse à quelques kilomètres de là, dans leur petite résidence secondaire. Ce jeudi matin-là, un ciel dégagé promettait une longue et belle journée ensoleillée. Jean-Marc posa la question à Michel : « on va avoir du beau temps toute la journée, si tu veux on pousse jusqu’à Farigoulle. On passera par le col de Safaix ». Michel, que son embonpoint ne rendait pas sportif, opina. « D’accord, mais si je souffle trop, on redescend… ». Et voilà nos deux chasseurs, bien équipés pour la journée, en marche vers leur lointaine destination. Vers onze heures, ils n’étaient plus qu’à une demi-heure de marche de Farigoulle quand Jean-Marc stoppa brusquement. Jumelles aux yeux, il observait sur le flanc opposé un mouflon qui se déplaçait lentement, contournant quelques rochers sur lesquels deux de ses congénères prenaient un repos sans doute mérité. « Le premier est un beau mâle tirable, dit Jean-Marc, on va l’approcher » et d’inviter Michel à préparer son arme. La petite équipe progressa lentement, à la faveur de tous les reliefs qui les dissimulaient aux yeux du mâle convoité. A moins de cent cinquante mètres, Jean-Marc fit signe de stopper. Michel posa son sac et prit position. A ce moment, l’instinct du mouflon se réveilla. Intrigué par on ne sait quoi, peut être le nouveau silence de la nature, il se leva. Si la corne droite était longue et magnifiquement recourbée, celle de gauche n’existait plus, probablement cassée lors d’une joute amoureuse ou d’une chute dans cet amoncellement de rocs. « Stop, dit Jean-Marc, on se le garde pour un petit budget ». Et à ce moment précis, à une trentaine de mètres d’eux, un animal démarra. Le guide avait immédiatement reconnu la silhouette d’un beau sanglier. « Tire-le, tire ! » lança–t-il à Michel. La détonation déchira l’air et le sanglier fit un demi-tour sur lui-même avant d’être absorbé par le vide. Les deux chasseurs se précipitèrent, juste pour apercevoir la bête noire à l’agonie glisser sur une plaque rocheuse et disparaître. « Bravo, belle balle, il est mort » annonça le guide et de serrer chaleureusement la main de son « client » pour le féliciter. Mais, le plus dur restait à faire…
« Je vais le chercher »
Jean-Marc amorça la descente pour approcher le sanglier. Il n’était pas bien loin, une bonne vingtaine de mètres seulement. Si cette distance est plaisante à l’horizontale, elle l’est beaucoup moins verticalement surtout quand il faut tenter de hisser un poids mort de près de 80 kilos. Et d’arrimer la victime à une corde. Le guide remonta près de Michel, et les deux de soulever la bête. Quelques mètres furent gagnés quand le sanglier roula sur lui-même et se retrouva coincé entre deux blocs. Jean-Marc invita Michel à maintenir le lien tandis qu’il irait débloquer la bête noire. Mais le sort en décida autrement… Alors qu’il descendait pourtant prudemment, il glissa et tenta de se rattraper à la corde que tenait Michel. Sous cette nouvelle charge, ce dernier ne résista pas. Le guide se retrouvait alors dix mètres plus bas, près du sanglier, avec… une jambe cassée, fracture ouverte. Il était maintenant près de quatorze heures. Les deux hommes se trouvaient à trois heures de marche de tous secours avec un valide qui ne connaissait pas suffisamment la région. Que faire ?
Sauvetage nocturne
Depuis sa litière improvisée, sur laquelle il tentait de dominer sa douleur, Jean-Marc entreprit de décrire le plus précisément possible l’endroit où il était et le chemin que devrait parcourir Michel pour trouver la première habitation. Alors que ce dernier notait sur son calepin les recommandations, il se sentit soudain angoissé. Une violente douleur lui traversait la poitrine. Sans rien dire au guide, il parvint à lui lancer son sac à dos, ne gardant sur lui que le minimum, deux barres chocolatées, une gourde et son couteau. Et Michel rebroussa chemin, en suivant scrupuleusement les indications de Jean-Marc. Quelques heures plus tard, prenant sur lui-même et surmontant son mal de plus en plus incisif, notre chasseur vit au loin un petit halo de fumée qui enveloppait une cheminée. Il lui restait toutefois encore deux kilomètres à faire. Enfin, un peu avant dix-sept heures, il frappait à la porte de la maison. Un jeune gaillard vint ouvrir, surpris de voir un homme aux traits tirés, fatigué. Un rictus douloureux laissait deviner l’épreuve qu’il venait de vivre. Michel rapidement décrivit la situation. Claude L., son bienfaiteur, un pompier bénévole du bourg, déclencha immédiatement les secours. Il demanda à sa hiérarchie, compte tenu de l’heure tardive, « les moyens aériens appropriés », puis pour son interlocuteur, l’intervention du Samu. Ensuite, il plaça Michel en position de repos avec l’ordre de ne plus bouger sous aucun prétexte. Moins de trente minutes plus tard, toute sirène hurlante, le véhicule du Samu faisait une entrée tonitruante dans la cour de la petite fermette, suivi par deux voitures rouges du corps des sapeurs-pompiers, un 4x4 médicalisé et une ambulance. Pendant ce temps, Claude avait étudié les notes du chasseur et localisé l’endroit où le guide se trouvait. Il ne restait plus qu’une toute petite heure avant la nuit… Au bourg, sur le stade, le chef de corps et un autre sapeur guettaient le bruit des pales dans le ciel. A dix-sept heures trente, l’hélico de la Sécurité civile se posait, embarquant aux côtés du pilote et d’un médecin, les deux pompiers tandis que les autres mobilisés tenteraient de s’approcher du blessé en 4x4, par les chemins praticables, laissant au plus près l’ambulance. Ce fut avec soulagement que Jean-Marc vit la grosse libellule s’immobiliser en vol stationnaire au-dessus de lui alors que les trois passagers mettaient pied à terre. La partie n’était pas terminée pour autant. Dans l’impossibilité de se poser, le pilote entreprit de cercler au-dessus des secouristes. Mais le temps que ceux-ci se rendent près du guide pour lui prodiguer les premiers soins, la pénombre gobait les dernières lueurs du jour. Par radio, le pilote de l’hélico leur annonça qu’il ne pouvait rester plus longtemps sur la zone et qu’il devait regagner sa base. La fracture réduite, enveloppé dans une chaude couverture de survie, aux petits soins du médecin, Jean-Marc souffrait moins. Enfin, ce fut à la lueur des lampes torches qu’il fut hissé et transporté par les secouristes dans le véhicule tout terrain alors que l’ambulance attendait sur la route goudronnée à six kilomètres de là… Un peu avant minuit, le blessé était pris en charge par le service des urgences du CHU.
Epilogue
La saison suivante, Jean-Marc accompagnait un nouvel ami dans la montagne. Sa jambe lui rappelle quelquefois ce jour où tout a failli mal tourner. Michel, quant à lui, a tiré définitivement un trait sur les escapades montagnardes. Il s’est bien remis d’un infarctus du myocarde et ne chasse plus qu’en terrain plat, mais ne manque jamais de rendre visite aux chasseurs « des hauts », chaque fois qu’il en a l’occasion. Nostalgie, quand tu nous tiens…