Sur le visage, des moustaches hérissées et des yeux verts percés en vrille témoignent d’une vie déjà bien remplie. Sa jeunesse, au contact rude des Indiens et des colons, avait tanné son cuir et forgé son corps. La passion de la chasse fit le reste. Devenu un rentier bien actif derrière le petit gibier bourguignon, il ne détestait pas le loup encore présent dans le bestiaire français et se passionna pour la panthère et le lion dans le djebel algérien. Heureux homme qui régla sa vie sur la chasse, changeant de continent comme on change de département. La chasse exotique où Bombonnel, Gérard et Chassaing s’illustrèrent, accompagna la colonisation de l’Algérie. C’est à un appel humanitaire que répond notre héros pour défendre l’Algérie contre un ennemi à quatre pattes cruel et insatiable, qui, sans cesse, revient au pillage et qu’on ne peut arrêter… Il trouva vite les poules de Carthage, les sangliers de la Mitidja, les cygnes du lac Haloula indignes de ses armes, alors que la traque des lions et panthères devint chez lui une idée fixe. Il allait faire si bien carrière dans l’art cynégétique que les documents administratifs entérineront sous l’intitulé : « Bombonnel, chasseur de lions et de panthères ».

 

« Allez, fouette cocher ! »

Six jours de diligence pour aller de Dijon à Marseille, puis une semaine au gré des vents sur des voiliers pour traverser la Méditerranée, l’amenaient en Algérie, pays de terres tribales où les déplacements se faisaient à ses risques et périls. Mais l’image du chasseur européen qui défie, dans un face à face mortel, le lion, caïd du djebel, facilitera la pacification de l’Atlas. C’est en solitaire, immobile dans la nuit et sans compagnon pour armer un second fusil, que Bombonnel tendait ses embuscades pour foudroyer à tir portant la panthère ou le lion. A partir de 1820, le fusil à piston ou à baguette est couramment utilisé, mais nécessitait un chargement d’environ une minute par coup. L’invention du fusil Lefaucheux, dit fusil à broche, permit, en glissant la balle préparée, de raccourcir le délai du tir. Comparées aux primes de destruction des loups en France, celles de 50 Francs pour un lion et de 25 Francs pour une panthère, ne seront pas la principale motivation de nos chasseurs. Poursuivre les fauves, c’était parcourir les djebels pour recueillir des indices, vivre comme un indigène dans la crasse et le froid durant des semaines. Pas de pisteurs, mais des informations décousues, qui impliquaient des affûts durant des jours et des jours dans la neige, le mauvais temps, pendant que les puces, principal ennemi du chasseur, dévoraient et irritaient la peau. Bombonnel décrit l’Algérie de l’époque au travers des tribus, des marabouts ou chérifs rencontrés, loin des virées où le soleil tente, depuis Delacroix, tous les peintres orientalistes ou écrivains en veine d’exotisme.

 

Face à face dramatique

Il eut lieu dans la nuit du 2 au 3 février 1855, dans le massif montagneux de l’Almaau, au cœur de la Grande Kabylie, avec la fameuse panthère du Corso, dont la mâchoire faillit emporter le crâne de Bombonnel. Ainsi écrit-il « ce jour-là faillit se clore mon journal de chasse… », selon le titre XV de son livre « Bombonnel, le tueur de panthères ». Notre héros privilégiait donc les chasses nocturnes : « la lune m’éclairaient faiblement ; la bête était en plein travers ; j’avais sur mon coup droit une cartouche de 24 gros grains de plomb moulés… j’ajustai le défaut de l’épaule et à la volonté de Dieu et de Saint Hubert ; la fumée de mon coup fut bien longue à se dissiper… Il était quatre heures du matin… ». Pour mieux aligner sa mire, Bombonnel avait remplacé le guidon de son arme par des diamants qui capturaient la moindre lueur des étoiles, principalement lors de la nouvelle lune, peu éclairante, mais propice aux attaques des fauves. La consécration cynégétique arriva lors du dîner parisien du 1er juin 1860, où trente convives se pressaient autour de Léon Bertrand. L’année suivante, en 1861, le Journal des Chasseurs lança une souscription pour offrir un magnifique couteau de chasse à notre héros et pour 667 Francs de l’époque, l’armurerie Lefaucheux forgea une arme dont la lame était gravée : « Au vainqueur de la panthère, à l’héroïque Bombonnel » et signée « ses amis de France et d’Algérie ». Si Jules Gérard fut le premier à publier ses chasses de lions en 1854, Bombonnel, tueur de panthères le suivit en 1860. Les exploits de ces valeureux nemrods furent immortalisés dans la création du personnage de Daudet, « Tartarin de Tarascon », bien loin toutefois de l’authentique nature de ces vrais tueurs de fauves. Dans les années 1880, Bombonnel créa l’ancêtre des lodges africains à Bordj Bouïra, niché entre la Djurjura et la chaîne des Bibans. Les sportsmen distingués pouvaient y trouver tout gibier dont des panthères. Prémisse du tourisme cynégétique, dès 1855 Bombonnel escorta une diane chasseresse prussienne de vingt-deux ans, dans ses affûts de trois jours. Une prime de 10 000 Francs devait être versée aux bonnes œuvres par son baron de mari. Bombonnel a donc à son tableau de chasse au moins 32 panthères et autant de lions de l’Aurès. Outre la panthère de Corso, il faut retenir son fameux coup double, accompagné de Chassaing, sur deux vieux lions, en février 1863, heureuse époque où le coup de fusil était le résultat d’une immersion profonde dans le territoire.

 

 

Extrait

 

Coup double sur deux grands vieux lions

 

Au mois de février 1863, mon ami Chassaing et moi étions dans les montagnes de l’Aurès à la poursuite de cinq lions…

Les animaux marchaient ensemble et ne se quittaient pas : une lionne, deux grands lionceaux et deux vieux lions. C’était le moment du rut. Nous avions déjà fait des marches et contre marches ; le temps était mauvais… Le 4 mars, sur les sept heures du matin, je rentrais à la tente pour prendre le café et aussi pour me réchauffer car il avait neigé pendant toute la nuit. Chassaing arrivait de son côté quelque temps après et, selon l’habitude, en prenant notre café chacun faisait son rapport sur les événements de la nuit. Un lionceau s’était approché à une centaine de pas du poulain qui me servait d’appât et à quatre heures, j’avais entendu rugir un grand lion sur le coteau en face. Chassaing, de son côté, avait parfaitement entendu ce lion et un autre encore dans une direction opposée. « Ne perdons pas un temps précieux, me dit-il, j’ai vu leurs pas sur la neige et ils se dirigent dans un grand ravin que je connais ; j’ai dressé tout notre plan d’attaque et cette nuit, vous et moi ferons feu sur eux ; c’est sûr et certain ; partons au plus vite ». Plier notre tente, serrer les cantines, charger les mulets et seller nos chevaux ne fut l’affaire que d’un instant ; et, malgré la pluie qui commençait à tomber, nous nous mîmes en route. Après quatre heures de marche, nous arrivâmes dans une grande vallée qui était coupée de ravins bien boisés. Chassaing me dit : « C’est ici que sont les lions. Placez-vous au fond du ravin, je vais aller me poster à l’autre extrémité, au point où il débouche dans la plaine, à deux heures d’ici environ. Nous dresserons notre tente entre nos deux postes. Si vous ne pouvez tirer ce soir, c’est que les bêtes quitteront la montagne, pour aller rendre visite aux tribus de la plaine, et alors forcément elles passeront devant moi. Je crois cependant que votre poste est le meilleur et que c’est vous qui ouvrirez le feu ».

 

Je vise au beau milieu…

A cinq heures, j’étais installé sous un petit buisson de genévrier ; mon poulain était solidement attaché à un fort piquet à six mètres devant moi. Quelques nuages au ciel et des brouillards qui traînaient sur le sol me faisaient craindre une nuit sombre. A six heures, j’entendis non loin de moi la voix des lions qui s’éveillaient ; mon cœur battit de joie dans la pensée qu’ils arriveraient avant l’obscurité. Je jetai les yeux sur mes armes. Mon fusil était posé sur de petites branches et braqué dans la direction de l’appât, sans que j’eusse besoin de le soutenir. Mon couteau de chasse était piqué en terre et, tout près, mon gros pistolet dont je venais de renouveler la charge. La voix des lions s’élevait plus forte et plus vibrante, résonnant par intervalles de trois en cinq minutes. Entre sept et huit heures, éclataient des rugissements à pleins poumons et capables de donner le vertige à tous les êtres de la création ; et les notes formidables, répétées au loin par les échos des ravins, ressemblaient au grondement du tonnerre. Je n’avais pas encore assisté à un aussi magnifique concert. Puis, tout se tut subitement ; et au vacarme le plus effroyable qu’il soit donné à une oreille humaine d’entendre, succéda un silence de mort. Il était huit heures. Pendant l’espace d’une demi-heure, mes yeux sondèrent en vain les ténèbres. En vain je cherchais à saisir un son, un souffle autour de moi. Je vins alors à songer à ma mauvaise chance depuis le commencement de cette campagne, à mes courses, à mes fatigues inutiles, à mes cinquante-trois nuits d’affût sans résultat et je me dis que sans doute, Saint Hubert voulait clore cette veine de malheurs par une dernière déception. Un bruit sourd et puissant vient soudain me tirer de mes réflexions. Mon cheval est abattu et ses jambes s’agitent violemment. Je ne puis distinguer dans l’obscurité profonde, qu’une masse noire et confuse. Si c’est le lion qui a cassé les reins à mon cheval et s’est éloigné, il reviendra dans un instant, me dis-je, et, la crosse de mon fusil à l’épaule et le doigt sur la détente, je retiens ma respiration. La masse noire se divise, et je commence à percevoir la forme d’un lion qui tourne autour de mon cheval. Cette forme vient de s’arrêter en face de moi et en plein travers. Je ne puis distinguer de quel côté est la tête, mais la position est trop avantageuse pour hésiter. Je vise au beau milieu et mon doigt serre la détente. La bête tombe en rugissant, puis se tait et je n’entends plus que son souffle haletant. Croyant n’avoir plus rien à craindre d’une bête qui me semble à l’agonie, j’ouvre mon fusil sans le déranger et j’en retire la vieille cartouche. Mais tandis que, pour la remplacer, je porte la main à ma cartouchière, ma bête se relève et se traînant à l’aide des pattes de devant seulement, vient s’affaisser, en rugissant à faire trembler le sol, contre mon buisson dont elle écrase les premières branches. Elle était trop près de moi et j’étais trop à l’étroit dans mon petit buisson pour pouvoir faire usage de mon fusil. Je saisis mon pistolet et l’obscurité est si profonde que je ne vois pas le bout de mon canon. Cependant, je tiens mon bras tendu dans la direction de la bête. Si elle arrive sur moi, je lui rencontrerai la tête avec mon arme et la lui briserai. Les gros grains de ma cartouche lui avaient percé les poumons, et la force de ses rugissements faisait jaillir son sang sur moi et sur mon buisson : mon caban en était couvert. Cette position gênante durait depuis quelques minutes, lorsqu’un léger bruit me fait jeter les yeux au-devant de mon buisson, et j’aperçois, à un mètre environ de distance, le dos d’un grand lion qui regarde de tous côtés…

 

J’entends mon premier lion qui se traîne encore…

Mon fusil qui avait encore un coup chargé se trouvait précisément braqué vers le nouveau venu. La position était critique : je pose tout doucement mon pistolet sur mes genoux et appuyant mon épaule sur la crosse de mon Lefaucheux, je presse la détente. La bête fait un bond de quelques mètres et tombe sans pousser un cri. Au bruit de la détonation, mon premier lion se relève et s’éloigne en se plaignant et en se traînant avec beaucoup de peine. Aussitôt après mon coup, j’avais repris brusquement mon pistolet et observais attentivement tout ce qui passait autour de moi. Mon second lion était étendu et ne soufflait plus à huit mètres de moi. Le premier s’était arrêté à cinquante mètres environ et continuait de se plaindre. Je recharge mon fusil et consulte du doigt les aiguilles de ma montre : il est neuf heures. J’entends mon premier lion qui se traîne encore et gagne les grands fourrés où il meurt à quatre cents mètres de moi. Mon pauvre cheval étranglé est admirablement placé à la bifurcation de deux sentiers pour attirer la lionne et ses lionceaux et me procurer peut-être un nouveau coup double. Cette douce illusion me tient sur le qui–vive tout le reste de la nuit ; mais aux premières lueurs du jour, voyant qu’il n’y avait plus rien à faire, je cède à la fatigue et je m’endors. Avec le grand jour, arrivaient Chassaing et notre spahi qui m’avaient entendu tirer depuis la tente. Ce brave ami Chassaing me complimentait sur ce magnifique coup double, m’assurant que l’on pouvait chasser mille ans pour faire un semblable coup, tant les grands vieux lions étaient rares. Tout le mérite revenait à cet ami, qui m’avait désigné et cédé le meilleur poste… Le 14 avril, nous rentrions à Batna après une campagne de trois mois et demi, des plus pénibles vu la rigueur de l’hiver, avec le plaisir et la satisfaction d’avoir entrepris une belle mission, et accomplis une belle œuvre en détruisant des animaux nuisibles et en portant dignement le drapeau de la France chez les Arabes. Voilà ce qui m’a toujours guidé, et mettre tant d’énergie dans mes chasses.