« Goûtez donc mon pâté »
Pierre n’était pas un marginal, mais tout simplement un excellent camarade de chasse, célibataire de surcroît, donc jamais pressé de rentrer chez lui, où, d’ailleurs, personne ne l’attendait. Ancien militaire, retraité, il avait, à son actif, un passé chargé de souvenirs dont tous n’étaient pas très bons, et qu’il taisait avec une pudeur presque déplacée, comme s’il en était le responsable. Pourtant, ses faits d’armes lui avaient valu de nombreuses citations et la grave blessure qui a failli l’emporter sur le front des hostilités, en décembre 1944, avait fait de lui un héros respecté par ses pairs. Avec le grade de sergent-chef, il a « rempilé » à la fin de la guerre, pour une période de quatre ans. Rendu à la vie civile en 1949, il vivotait de petits travaux faits ici et là, de l’entretien de jardin à la pose de revêtement de sol et de papiers peints, en passant par le coup de main à la ferme voisine au moment de la moisson. Et puis, arrivait septembre et la chasse, dont il était un fervent disciple, plus que passionné, souvent à cheval entre l’éthique et la raison, ne laissant la décision finale ni à l’une ni à l’autre, mais au véritable prédateur qu’il devenait devant un animal sauvage. Les terrines étaient devenues l’une de ses spécialités, englobant indifféremment quelques râbles de lièvres, des cuisses de lapin ou de la poitrine de sanglier. Et quand ces ingrédients « de luxe », comme il le disait lui-même venaient à manquer, il n’hésitait pas à se rabattre sur le gibier à plumes et autres petits animaux. On ne compte plus ceux qui se sont régalés de son pâté de renard, de ses crépinettes de blaireau et autres inventions, dont son imagination et toutes les épices nécessaires pour les accompagner, étaient prodigues. Il est vrai que, bien souvent, le teint de ses invités changeait quand il leur dévoilait le véritable contenu du plat, avec les conséquences que l’on devine. Certains, le lui rendaient sur le champ, alors que d’autres, plus philosophes, constataient, amusés, que finalement, ça avait un petit quelque chose de plus…
Deux contre un
Pierre écoutait attentivement le long aboiement qui montait dans la nuit. Il revivait la chasse de l’après-midi et son coup de fusil sur le dernier sanglier d’une petite compagnie, probablement un ragot dont il estimait le poids à près de quatre-vingts kilos. Il ne comprenait pas… La bête n’avait pas accusé le coup de quinze grains, lâché à une quinzaine de mètres seulement. Pourtant, il en était certain, il en « avait pris ». Se rapprochant de la lisière du bois, Pierre tentait de décoder ces gémissements lointains qui arrivaient jusqu’à lui. Son doute, bientôt, se transforma en certitude. Son chien appelait… N’écoutant que l’affection qu’il portait à son compagnon de chasse, il s’élança dans la pénombre, avec le seul accessoire qu’il avait sur lui, sa pibole, ayant soigneusement rangé son arme, sa cartouchière et son couteau de chasse dans le coffre de sa vieille Peugeot « 202 ». Tous les cent mètres, il s’arrêtait, sonnait et écoutait. En réponse, un aboiement le guidait et il lui permettait de reprendre, dans la bonne direction, sa progression. Moins d’un quart d’heure plus tard, Pierre était au pied des vestiges de l’ancien fort, protégé par une douve de cinq à six mètres de profondeur et d’une quinzaine de mètres de largeur. Et au fond de cette douve, une petite tache blanche s’activait au pied de la paroi abrupte. Son petit Black était là, qui regardait désespérément vers le haut, cherchant un passage pour le rejoindre. Pierre parcourut le bord de la douve et arriva à une sorte de coulée qui empruntait le flan presque vertical de la paroi. Cinq mètres plus bas, Black suivait son cheminement. Et, ce qui devait arriver arriva… Un caillou se détacha subitement sous son pied d’appel et notre bon Pierre se retrouva au fond de la douve, à côté de son chien. Un peu meurtri par cette chute ralentie toutefois par les petits buissons d’épines qui avaient poussé ici et là, le premier réflexe de notre chasseur fut de caresser son petit compagnon, et de se palper pour vérifier que tout n’allait pas trop mal. Rassuré de se constater en bonne santé, lui et son chien, Pierre immédiatement se posa la question : comment sortir de là. Et d’entreprendre, à la faible lueur d’un clair de lune qui avait du mal à se frayer un passage entre deux nuages, la visite des lieux. Sur la gauche, pas d’issue possible. Voyons sur la droite… Il entama avec méthode l’examen de la paroi, regardant vers le haut, à la découverte d’un éventuel passage. Mais là, il ne se rendit pas compte que son chien n’était plus à ses côtés, mais grognait bizarrement, quelques pas en arrière. Pierre n’eut pas le temps de se poser de question. Un violent choc au niveau des jambes le souleva comme un fétu de paille et il retomba lourdement sur le côté. Devant lui, des branches cassées trahissaient la présence d’un troisième larron, indésirable celui-là, dans la douve. Pas de doute, le sanglier qu’il avait tiré était blessé et son chien l’avait poursuivi jusque dans ces bas-fonds. Pierre, récupéra ses esprits et recula avec précaution, jusqu’à l’angle qui lui paraissait le mieux approprié pour une défense efficace, si jamais la bête noire venait s’y frotter. Et les heures, dans cette nuit froide, s’écoulèrent lentement, Pierre tenant contre lui son chien qui montait la garde et le réchauffait quelque peu. Au petit jour, la situation n’était pas plus confortable, mais au moins on y voyait plus clair. A gauche, blottis l’un contre l’autre, Pierre et son chien, et au fond à droite, mal dissimulé par un buisson d’épines qui aurait eu du mal à cacher un lapin de garenne, un solide sanglier dont les yeux pétillaient de colère et de frayeur. Chacun gardait ses marques respectives, n’osant faire un geste pour ne pas s’attirer la vindicte de l’autre. Ce fut seulement sur les coups de midi, que Pierre entendit un chien japper pas très loin de lui. Alors il prit sa pibole et sonna, sonna… Enfin, une tête apparut au-dessus de lui, qui questionna : « Mais qu’est-ce que vous faites là ? ». Et Pierre de décrire rapidement la situation et de montrer le sanglier toujours baugé au même endroit. Le chasseur s’éloigna et le calme revint. Dans la douve, les trois protagonistes semblaient avoir repris leur position respective. L’attente recommençait… Soudain, une détonation déchira l’air et vint se répercuter sur les parois du fossé. Pierre, qui pourtant s’y attendait, sursauta, tandis qu’à sa droite, derrière son buisson, le sanglier, agité des ultimes convulsions, quittait ce bas monde…
Epilogue
Une corde aida Pierre à sortir de la douve, après qu’il y eut attaché son chien. Le sanglier, lui, fut l’objet d’un second voyage et quand tout ce petit monde se retrouva à la bonne hauteur, sur la terre ferme, Pierre conta, en menus détails, ce qui c’était passé depuis la veille. Ramené chez lui par le chasseur sauveteur, Pierre lui offrit une collation réparatrice. Le moral était revenu. Et quand le chasseur se leva pour prendre congé, il demanda à Pierre : « on le met où, votre sanglier ? ». Pierre pencha la tête vers son chien et lui dit à voix basse pour que son sauveteur entende : « tu en mangerais, Black, de ce sanglier ? On a quand même passé une nuit ensemble. Il n’a pas un trophée très conséquent, mais de celui-là, je m’en souviendrai toute ma vie. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je garde les défenses et les grés, et je vous laisse bien volontiers le corps de ce compagnon d’infortune ». Et c’est ainsi que le sanglier du fort de D… quitta, sans ses dents, la courette de la petite maison de Pierre, qui, en signe d’adieu, se frottait la jambe que la bête noire lui avait meurtri la nuit précédente.