Il faut dire que les chasseurs avaient fait battue commune avec l’ACCA de Saint-Jean et chassé sur la zone sud qui jouxte les deux territoires. Fin novembre, de nouveau à la Haute Borne, « il » avait recommencé, mais avec une ardeur hors du commun. Sept chiens blessés dont quatre gravement et trois tués. Le deuxième dimanche de décembre, bien que tout le secteur fût gardé, « il » ne se manifesta pas. Était-il parti, inquiet d’être la visée de tous les chasseurs du canton ? Oh, que non ! Le dimanche suivant, il récidivait dans sa hargne et ôtait une nouvelle fois la vie à deux chiens qui s’étaient aventurés sur sa voie.

 

La technique « commando »

Mais qui était « il » ? Un énorme sanglier, entraperçu plusieurs fois par les postés. Son poids fut estimé à deux cent cinquante livres par certains, à plus de trois cents livres par d’autres. D’où venait-il ? Nul ne le sait. Jamais auparavant, un tel animal n’avait été signalé dans la région. Sa façon « musclée » de se défendre faisait penser à la technique des commandos. Ce grand sanglier là utilisait la même méthode : il donnait l’impression de fuir devant les chiens et les emmenait dans la Haute Borne, au-dessus du bois des Moines, un massif escarpé, couvert de genêts sur des dizaines d’hectares, qui dominait des plantations de châtaigniers abandonnées. La technique était simple, mais oh combien efficace ! La bête noire se faisait chasser un bon moment dans ces genêts impénétrables et emmenait sournoisement les chiens vers un des passages en col du massif. Et là, il les attendait de pied ferme. Pris dans une sorte de goulet d’étranglement, les pauvres bêtes se présentaient les unes après les autres devant les redoutables défenses du solitaire qui taillait dans les chairs, déchirait cuisses et épaules avant de finir l’ouvrage à grands coups de boutoir. Le carnage était insupportable. Il fallait presque une heure aux traqueurs pour parvenir sur les lieux. Ils ne pouvaient intervenir que trop tardivement pour aider leurs compagnons et quand, enfin, ils arrivaient auprès d’eux, le monstre avait disparu, ne leur laissant que le maigre espoir de sauver les moins touchés et de redescendre dans la vallée les corps déchiquetés des autres. Oui, décidément, il fallait en finir, mais comment ?

 

C’est le diable

Entre Noël et le jour de l’An, Laurent prit l’avis de ses partenaires : « si nous invitons nos voisins, nous pouvons être une bonne cinquantaine. Cela nous permettrait de garder tous les passages qui sortent de la Haute Borne et de doubler les traqueurs. Seuls ceux qui ont des chiens peu mordants pourront, s’ils le désirent, les amener. Les autres meutes resteront dans leurs chenils ». Tous acquiescèrent à cette suggestion et les invitations furent lancées. Les voisins y répondirent favorablement, craignant peut-être que « le tueur » se décantonne et aille causer chez eux les mêmes désagréments. Le jeudi 29 décembre, ils étaient exactement soixante-sept, accompagnés de vingt-six chiens de « petit pied » à se mettre sous l’autorité de Laurent. Il leur expliqua gravement ce qui s’était passé depuis deux mois, sans aucun effet de surprise, la « crise » étant maintenant connue de tous les chasseurs du département. « Je vous propose de procéder de la façon suivante : chaque chasseur de notre ACCA emmènera avec lui deux autres tireurs. Vous formerez donc des équipes de trois. Un se placera deux cents mètres avant le col, à proximité de la coulée, un autre sera sur le col même et le troisième deux cents mètres après. Ou cet animal est le diable en personne ou ce soir nous aurons vengé tous les braves chiens qu’il a tués depuis début novembre. Jean-Claude s’occupera de la traque. Vous commencerez par le bois des Moines et ensuite vous monterez de front vers la haute Borne. Il ne devrait pas nous échapper ». Et comme il fut dit, il fut fait.

 

Pauvre Voltigeur

A onze heures précises, la traque pénétra dans le bois des Moines, bien décidée à en découdre avec « le tueur ». Quand les cloches du village se mirent à tinter, à midi, un chien lança un timide récri, puis deux, puis trois. Pourtant la piste ne semblait pas très chaude et personne n’y prêta attention, sauf Michel, le propriétaire du chien qui alerta ses voisins. « Attention, Voltigeur rapproche ». Il se passa encore quelques minutes pendant lesquelles tous suivaient de l’oreille la progression du chien, tentant d’avancer aussi vite que lui. Soudain, un aboiement furieux précéda un douloureux gémissement et aussi brutalement le silence se fit. Michel appela « Voltigeur, Voltigeur… ». Il lui fallut presque un quart d’heure pour arriver sur les lieux présumés et découvrir le pauvre chien, littéralement coupé en deux, ouvert derrière l’épaule, du dessous du poitrail à la colonne vertébrale. Effondré, Michel ne put que recueillir le dernier soupir du pauvre Voltigeur. Et de nouveau, comme les dimanches précédents, la chasse filait maintenant vers la Haute Borne. Les traqueurs s’étaient arrêtés et ils écoutaient la menée qui s’éloignait. « J’espère qu’ils vont lui faire sa fête là-haut » hurla presque Jean-Claude, blanc de colère devant son impuissance, et de compassion pour le pauvre Michel. Là-haut, ils avaient entendu le rapproché. Culasses verrouillées, les canons suivaient instinctivement la chasse. Mais elle ne vint pas jusqu’à eux. Une fois de plus, « il » tournait dans les genêts. Avait-il deviné le piège ? Toujours est-il que les deux chiens qui le suivaient subirent les furieux assauts du solitaire. Une cuisse ouverte pour le premier et un trou dans la gorge, à quelques centimètres de la jugulaire pour le second mirent fin aux espoirs de l’occire. Tout était à refaire…

 

« Tue-le, tue-le ! »      

Consternés, les chasseurs rejoignirent le rendez-vous de chasse dès le milieu de l’après-midi. Peu de mots, sauf ceux de réconfort pour Michel, sortaient des gorges serrées. Laurent n’osait questionner ses invités, et ce fut le président de l’ACCA de V… qui vint à son aide. « Si tu veux, on remet ça dimanche prochain et là, on l’aura cet assassin ! ». Tous répondirent par des hochements de tête approbateurs. Le dimanche suivant, premier de l’ année 2006, les placés étaient partis un peu plus tôt sur les coulées qu’ils devaient garder. Les traqueurs avaient laissé les grands courants aux chenils. En revanche, tout ce qui pouvait aboyer sans aller seul sur la voie avait été « réquisitionné » pour la battue. Dans le bois des Moines, en ligne, le rabat s’élança bruyamment. Une heure après, la traque en était sortie sans avoir levé le moindre animal. « Il nous a encore eus ! » pensa Jean-Claude. Et pendant que les rabatteurs soufflaient un peu, discutant entre eux, un craquement se fit entendre derrière une roche en surplomb. Une énorme masse déboula, visible une fraction de seconde et disparut dans les genêts. « Attention, il est là ! » hurlèrent quelques traqueurs. Stimulés par ces cris qu’ils prenaient pour des encouragements, quelques chiens se lancèrent à la poursuite du fugitif. Au passage de la Genette, les trois chasseurs postés se firent signe. La petite menée montait vers eux. Le premier à proximité de la coulée, Dominique, son premier permis en poche, ne se fia qu’aux aboiements qui arrivaient vers lui. Il ne vit pas le sanglier. Ce fut Maurice, qui, au col, aperçut la masse noire. Un premier coup de feu résonna, suivit immédiatement d’un second. Le bruit des détonations accompagna des « tue-le, tue-le » qu’il lançait à l’adresse du troisième larron placé deux cents mètres plus loin sur la coulée. Ce dernier, attentif, tous les sens en alerte, ne vit pourtant rien. Pas de sanglier et pas de chiens. Alors Maurice, dans sa pibole, sonna les trois coups tayautés pour annoncer la fin de chasse et la mort de l’animal. Les sourires égayaient les visages et tous cheminèrent vers l’endroit où gisait « le tueur ». Les recherches dans ce biotope fourré commencèrent. Au terme d’une bonne heure, il fallut se rendre à l’évidence. Tous les chiens étaient revenus, indemnes, mais pas de sanglier. Le « diable » avait disparu. Où était-il passé ?

 

A la source d’Abondance

La fin de la saison de chasse se déroula sans autre incident et la confiance revint. Le monstre avait dû décamper et chercher des cieux plus cléments ailleurs. Ce fut vers la fin du mois de mars, quand les rigueurs d’un hiver long se calmèrent, que Auguste L., le cafetier du bourg voisin, se rendit sur sa petite propriété, au pied du massif de la Haute Borne, pour y couper un peu de bois. Le printemps était bien là, ramenant avec lui toute l’activité d’une faune sauvage bien décidée à assurer sa descendance. Ce jour-là, vers midi, alors qu’il allumait un feu pour faire chauffer son repas, le manège de quelques corneilles noires l’intrigua. Elles piaillaient depuis la branche maîtresse d’un châtaignier et plongeaient dans un fatras d’épines impénétrables. Curieux, il poussa ses investigations plus en avant et il découvrit, dans un état de décomposition avancée, la carcasse d’un énorme sanglier au trophée impressionnant. Était-ce le cadavre du « tueur du bois des Moines » ? Nul ne le saura jamais, sauf peut-être les neuf chiens blessés maintenant remis de leurs blessures, et les sept tués qui doivent chasser pour l’éternité celui qui les a rejoints dans un autre monde. Aujourd’hui, le trophée du « tueur du bois des Moines » orne la cheminée du pavillon de chasse… au milieu des photos de ses victimes.