Un périmètre avec fossés de limitation, des sommières vallonnées ayant conservé l'aspect de chemins de desserte, des layons perpendiculaires, constituaient un réseau circulatoire relativement dense, mais pas très facile, entre des coupes de superficies irrégulières et vastes. En cet hiver de 1937, une épaisse couche de neige de vingt centimètres garnissait sol et branches, qu’une légère gelée avait rendue craquante. Par contre, et cela n’était pas pour déplaire aux chasseurs locaux, des compagnies de sangliers, très nomades par ce temps de pénurie alimentaire, étaient signalées un peu partout dans la région.

 

Des boutis sur la Chambotte

Trois jours avant ce dimanche fatidique, Robert, le responsable de la traque, avait remarqué des boutis en bordure du secteur de la Chambotte, une partie de la domaniale bien fourrée, mais remarquablement exposée, offrant son sous-bois aux timides rayons du soleil d’hiver et l’abritant des courants d’air froids qui descendaient des monts du Jura. Monsieur Charles, l’adjudicataire, tenu immédiatement informé de la découverte par son chef traqueur, élabora avec ce dernier un plan d’attaque pour le dimanche suivant, au cas où les sangliers auraient eu la bonne idée (pour les chasseurs) de ne pas quitter ces lieux hospitaliers. Bien vite, ils se rendirent à l’évidence. Les coupes, dans ce secteur, étaient si denses qu’il était impossible, pour les rabatteurs, de faire une poussée traditionnelle, ce qui excluait la si attrayante chasse à tir qu’ils pratiquaient habituellement avec leurs partenaires. Il fallait se résoudre à l'inévitable procédé de la grande battue. Les fusils disponibles des environs seraient donc invités, avec le plus grand plaisir, à venir grossir les rangs des chasseurs habituels. Aussi, le vendredi matin, Monsieur Charles en personne fit le tour de la Chambotte pour y constater, avec délectation, que les animaux fréquentaient toujours le massif. Robert fut invité à faire sa quête le samedi et à en rendre compte à son “patron” en soirée, afin de mieux encore peaufiner la chasse du lendemain. Quand il fit son rapport, les yeux de Robert pétillaient de malice. Les sangliers avaient signé leur présence de traces “saignantes” et semblaient se tenir dans la taille des “cent arpents”, au nord de la Chambotte. Demain devrait être un grand jour…

 

Un rut dans les cent arpents

Le dimanche matin, à dix heures précises, Monsieur Charles invita ses douze actionnaires et les vingt-deux chasseurs des environs à se rassembler pour entendre ses consignes d'usage : silence pour gagner les places assignées, prudence pour les occuper, contrôle pour le tir éventuel sur des animaux parfaitement identifiés et obéissance au code des signaux sonores. « Aujourd’hui, précisa-t-il, nous ne tirerons que les sangliers, rien d’autre ! Pas de chamois, pas de chevreuil et surtout pas de renard » et, se tournant vers Robert, il l’invita à faire le rapport de sa tournée matinale. « J’ai trouvé une rentrée toute fraîche dans la coupe des charbonniers. Cinq ou six animaux dont un de plus de 200 livres » annonça-t-il savourant son effet qui avait amené quelques rictus de déception sur les lèvres des invités occasionnels, dont la plupart pensaient dédaigneusement « Tout ça pour ça ! ». Puis, reprenant la parole, Robert précisa : « J’ai aussi, dans les cent arpents, une forte compagnie. Impossible de dénombrer les traces tellement elles sont nombreuses. Il s’agit probablement d’un rut car il y a, à proximité, des marques profondes de grands mâles. » « Parfait Robert, déclara Monsieur Charles, nous attaquerons donc aux cent arpents. Comment procéderez-vous ? » Et Robert de préciser son plan d’attaque : « Je placerai les traqueurs sur la sommière de la Princesse, et, avec mon fils Jérémie, nous irons au contact de la compagnie avec nos chiens. Dès que ça bougera, les traqueurs appuieront et lâcheront les leurs. »

 

« Ils sont dans les genêts »

Après une grande demi-heure de marche assez pénible au travers des ornières dissimulées sous la neige, tous les chasseurs étaient postés, dans l’attente des bêtes noires qui voudraient bien quitter la vaste enceinte et sauter les layons. Les traqueurs, disposés tous les trente mètres sur la ligne de la Princesse regardèrent Robert et son fils de quinze ans entrer dans l’enchevêtrement de ronces et d’épines, leurs cinq chiens sur les talons, profitant de la trouée que faisaient les maîtres, pour progresser derrière eux. La voie était chaude. « Ils sont sûrement dans les genêts, à 150 mètres d'ici » murmura Robert, en s’assurant que son vieux Robust était bien chargé d’un coup de douze grains à droite et neuf à gauche. « Jérémie, tu restes bien derrière moi… » Il leur fallut un bon quart d’heure pour franchir cette petite distance tellement la végétation était agressive. Soudain, les chiens, en chœur, se mirent à chanter. Des effluves leur parvenaient, venant du fort que les bêtes noires occupaient. Et ce fut l’enfer. De tous côtés les ronciers semblèrent se détacher du sol, les chiens hurlaient, les bêtes noires grognaient leur mécontentement d’être dérangées. Robert et son fils étaient au milieu de la mêlée quand un craquement sec retentit sur la gauche du chef traqueur. Robert n’eut que le temps de lâcher son coup de douze graines. La masse noire comme de l’encre, hérissée comme un diable, était déjà sur lui, le projetant tel un pantin désarticulé, en l’air d’abord, au cœur d’une cépée ensuite. Le fusil n’avait pas suivi le même chemin et se trouvait en équilibre instable sur un bouquet de genêts. La situation n’était pas brillante…

 

« Les chiens Jérémie, les chiens ! »

Pendant ce court laps de temps, les premières détonations retentissaient sur les lignes. Les animaux vidaient les lieux, accompagnés par les récris rageurs des chiens que tous les traqueurs avaient découplés au premier coup de fusil. Au milieu des cent arpents, un drame couvait… Robert, sérieusement sonné par la charge impétueuse du grand mâle était toujours à terre, à demi inconscient, alors qu’à quelques dizaines de mètres de là, un ferme sanglant se déroulait. Les chiens, au contact du solitaire blessé, payaient eux aussi leur passion pour la bête noire. Jérémie, blanc comme un linge, questionnait son père : « Papa, ça va ? Dis papa, t’as rien de cassé ? » et Robert de répondre : « Les chiens Jérémie, il faut aider les chiens. » Alors, sans plus réfléchir et inconscient devant la gravité de la situation, Jérémie récupéra le fusil et s’avança vers le ferme… avec la seule idée de sauver « ses » chiens. Le sanglier était là, debout, appuyé contre une cépée. En retrait, un chien était allongé, hors de combat. Deux autres se tenaient plus loin, l’air hagard, regardant leurs blessures qui laissaient échapper un flot de sang. L’œil du solitaire pétillait de colère. Jérémie, tel un vieux briscard, mit en joue et appuya sur les deux queues de détentes à la fois. Le second coup partit… le sanglier aussi. Il démarra tel un bolide, cassant du bois sur son passage. Jérémie l’entendait partir dans ce fracas de branches brisées et puis, aussi brutalement que la fuite avait commencé, le silence se fit. Plus rien ne bougeait, pas même Jérémie, pétrifié d’angoisse pour son père, affligé pour ses chiens, tourmenté par le sanglier. Ce fut Robert qui le ramena à la réalité. Il se tenait la jambe gauche. Sous son pantalon déchiré, on devinait la longue estafilade que le solitaire avait creusée lors de sa charge. « Jérémie, ça va ? » questionna le père. « Oui, oui, il est parti par-là » répondit le jeune garçon en montrant la direction de fuite que tous les deux empruntèrent après que Robert eut récupéré et rechargé son arme. Effectivement, vingt mètres plus loin, des grognements heureux leur indiquaient que les deux chiens valides commençaient à piller le grand mâle.

 

Le roi de la chasse

Le retour au « Val des solitaires » fut des plus émouvants. La blessure de Robert ne présentait pas de complication particulière, les blessures des chiens étaient plus superficielles qu’il n’y paraissait de prime abord, et les nombreux coups de feu tirés par les chasseurs postés sur les refuites des sangliers avaient laissé six d’entre eux sur le terrain. Inutile de vous préciser que ce fut celui de Jérémie qui trôna en pièce maîtresse du tableau. Magnifiquement armé, le quartanier accusa, sur la bascule de Monsieur Charles, le poids respectable de 266 livres avant éviscération. C’était le premier ferme de Jérémie et son premier sanglier. Ce souvenir de chasse a marqué sa vie de chasseur, une passion qui ne l’a pas quitté jusqu’à ce qu’il raccroche, en 2004, ses jambes ne lui permettant plus de le porter jusqu’à un poste. Jérémie a chassé 66 années consécutives.

J’ai eu plaisir à vous conter ce merveilleux souvenir de chasse dont vous ne pourrez plus douter de l’authenticité quand je vous aurais encore dévoilé ceci : mon père se prénommait Robert !