Son œuvre

Les écrits de Pergaud restent étonnamment jeunes. Ainsi, le bestiaire de Franche-Comté qui court au long de ses pages, déborde de son cadre régionaliste pour entrer dans la bibliothèque nationale. Sa plume ravive ses courses champêtres et forestières, et son enfance saine et vigoureuse retracée aussi dans un autre célébrissime roman : « La guerre des boutons ». Son encre vitale, c’est son terroir avec sa vie comtoise à l’ombre du clocher à l’impériale, ses personnages cocasses, ni enjolivés, ni déformés, qui se meuvent dans les paysages peints par Gustave Courbet. « Mais, ce que j’aimais le plus, c’était chasser seul. Ça me permettait de suivre la chasse à ma manière, d’observer, de méditer. On dirait de moi, à l’époque actuelle, que j’étais un chasseur à la gâchette verte… ». Pour Pergaud, le coup de fusil n’est pas l’ultime consécration de la chasse, puisqu’il préfère la vision du lièvre qui détale. « Quand la petite queue, railleusement retroussée, découvre la touffe blanche qui a l’air, sous cette visière postérieure, d’éclater de rire au nez au nez du poursuivant… ». Sa dernière ouverture de chasse fut celle de 1913, « parmi les brumes voyageuses, parmi les prés en lisière, noyés de rosée… ». Chez Pergaud, la tradition ne se limite pas aux histoires racontées, il y a aussi l’héritage matériel, son célèbre fusil qui fut transmis à son filleul et neveu. Il l’utilisa durant cinquante ans pour tirer la plume et le poil.

 

Dernier acte

Le tragique de la guerre, où il ressent les tourments de l’animal terré et écrasé par le déchainement du feu, avec la nature qui se glisse dans les interstices. « Il fait une journée délicieuse de printemps. Les alouettes chantaient, des bandes de petits oiseaux passaient dans le grondement du canon. C’était bizarre et joyeux, et un peu triste aussi… ». Durant sa guerre, il écrit quotidiennement à Delphine et à ses amis, depuis la tranchée où il est comme un goupil amphibie. « La terre est blanche et ça continue doucement, lentement avec la tranquillité sereine dont j’ai parlé dans l’histoire de mon vieux renard… ». Parfois, la nostalgie du pays comtois l’étreint : « Chérie, quand retournerons-nous ensemble au bois de Thuchevé, comme certaines après-midis de jadis, sous le spécieux prétexte d’appeler les merles… Nous irons encore au bois, les chênes n’y sont pas coupés… ». Malheureusement, comme tant d’autres écrivains, ce sont les lauriers du héros qui seront coupés. Le lieutenant Pergaud est tué au combat en 1915, dans le secteur des Eparges.

 

La légende de Saint-Hubert, revue par Pergaud

Un texte, peu connu, demande un coup de projecteur. C’est la réinterprétation de la légende de Saint Hubert, qui transforme le Val des Hiboux en Grâce-Dieu. Pergaud y oppose la violence de la chasse humaine, « quand le martellement des sabots, la respiration des chevaux faisaient, dans ce formidable concert, un sinistre bourdon de basse. Les montures hennissantes, aux naseaux blancs d’écume, les sires ivres de vertige de la vitesse et du désir de mort… D’un baudrier de feu qui enserre un colossal foyard, se détache une croix rustique, qui se fixe dans la ramure du cerf… ». Dans la veine des fables de notre bon La Fontaine, délectons-nous avec « Le chien satyre ». « Mesdames, n’abandonnez pas votre peignoir comme couche à votre chien. Celui-ci voulut lui témoigner de la sympathie, plus loin que ne le voulaient les règles de la bienséance et de l‘hospitalité. Mais l’honneur cynégétique était sauf, il était question d’un chien-loup ». Pergaud s’inscrit dans la lignée de Georges Leroy, lieutenant des chasses du Parc de Versailles, qui, dès 1768, fut le premier à reconnaître aux animaux plus qu’une forme de sensibilité. « Les chasseurs qui observent, parce qu’ils ont mille occasions, n’ont pas le temps ou l’habitude de raisonner… ». Pergaud, qui cite cet auteur, ouvre ainsi son plumier pour mettre en page ses notations. Avec « De Goupil à Margot » et « Le Roman de Miraut », nous voyons défiler notre bestiaire quotidien. C’est en quelque sorte, le pendant littéraire du Carnaval des Animaux de Camille Saint Saëns. La vengeance stupide de l’homme détruit l’équilibre entre les prédateurs naturels. C’est le tintement continu du grelot attaché au cou de Goupil. « Cette petite sphère, percée en haut de deux trous ronds qui semblaient deux yeux de cadavre, et en bas une large fente semblable à une bouche distendue par un rire… Cette musique infernale le conduit à la folie… ». Dans ces huit nouvelles, Pergaud peint aussi des nuisibles dans leur univers de rapines cruelles. « Tantôt, il dévorait les oisillons, des petits corps rouges qui avaient les yeux clos et ouvraient des becs énormes… », tout un carnaval sanglant avec Guerriot l’écureuil, Fuseline la fouine, Rana la grenouille. Des scènes très violentes, où le lièvre se fait châtrer par une compagnie de lapins. Cet ouvrage se clôt par une chasse infernale : « on entendit comme un blasphème, la chasse hurlante qui tournait dans la campagne… ». Margot est une pie, oiseau libre qui tombe sous la coupe de l’homme « masse horrible dont les pas ébranlèrent le sol qui s’écrase en motelettes ». On lui coupe rectrices et rémiges, et elle ne se déplace que sur ses moignons rognés. Sa mutilation la rend maladroite et elle périt dans l’incendie qu’elle a provoqué en renversant une lampe. Enfin dans le « Roman de Miraut », pas de coup d’éclat, pas de chasse mémorable dans ces finages où le lièvre est le seul gibier, mais où chaque chasseur peut espérer améliorer son score de l’année précédente. Les liens complices entre la chienne et Lisée, son maître, sont émouvants. Acculé par des soucis financiers, Lisée se rend compte que vendre son chien pour trois cents francs est une lâcheté. Alors, non ! Le contrat de vente est cassé par le trio des chasseurs amis. « Lisée qui ne chasse plus, allons donc ! ». Compagnon chasseur, continuons donc de nous lever à l’aube pour connaître la pudeur du jour rougissant, l’Orient, et continuons d’arpenter ces sommières comme un immense cercle d’où les branches les plus basses pendaient comme des guirlandes… Amour complice du chien, respect de la nature diverse et cruelle, voilà des critères pour découvrir ou redécouvrir Louis Pergaud.

 

 

 

Extrait : Roman de Miraut

C’était, on l’a déjà vu, un bon matin. De tous côtés, de loin, de très loin, on entendait des lancers et des chasses. Des coups de fusils retentissaient. Un œil exercé pouvait voir, dans les finages voisins, les perdreaux se lever en bandes devant les chiens d’arrêt, et s’éparpiller en gagnant les bois. Des cailles aussi, de temps à autre, à très courts intervalles, devaient culbuter sous le plomb des tireurs. Lisée, en vieux routier, écoutait les coups retentir et jugeait en lui-même : « Tiens, voilà Philomen qui en sonne un ! Il me semble que Pépé vient de redoubler, ce qui ne peut être que sur les perdrix, car il a toujours arrêté un lièvre du premier coup. Ah, Gustave est aux cailles dans les sombres, derrière le Teuré. Il tire souvent. Je jurerais que c’est le gros qui est dans la fin de Rocfontaine. Il me semble que j’entends la voix de Fanfare, la mère de Miraut ». Pendant ce temps, le jeune chien, après avoir sauté longtemps contre la veste du maître afin de lécher encore le lièvre dont on voyait sortir d’un côté la tête, et de l’autre les pattes ou plutôt les moignons, le jeune Miraut, fatigué de sauter en vain, s’était mis à quêter et avait repris la lisière du bois. Une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’il relançait de nouveau, et ce fut cette fois moins heureux que le premier coup. Ce devait être un vieux lièvre, c’est-à-dire qu’il avait plus d’un automne. Aussi, ne perdit-il pas son temps à des rebats plus ou moins compliqués dans les tranchées ou les sentiers du bois, pour arriver en fin de compte à se faire taquer au lancer. Mais, sans suivre voie ni chemin, par le plus épais du taillis, il fila vers les vieilles coupes sauvages du Geys, loin de tout village et de tout hameau et, faisant plaine enfin, gagna la grande route caillouteuse et sèche de Sancey à Rocfontaine, où il espérait faire perdre sa trace à son poursuivant. Lisée, qui ne put le tirer, suivit la piste à la voix et pour mieux entendre et bien savoir de quel côté allait sa chasse, longea l’arête du coteau. Son chien, il en put juger à la régularité de ses abois et coups de gueule, réussit à tenir parfaitement tant qu’il fut sous-bois ou dans les champs. A peine hésita-t-il à quelques contours brusques, où il dut s’arrêter deux ou trois secondes pour bien s’assurer de la direction à prendre. Mais, quand il arriva à la route et aux cailloux, le fret diminua et s’évanouit et il se tut. Il s’attarda néanmoins, s’acharnant à retrouver la piste évanouie, ravauda à certains passages où des fumets vagues persistaient, revint sur ses pas jusqu’à l’endroit où le lièvre était rentré dans la zone maudite, et donna encore de longs coups de gueule furibonds. Lisée, qui du haut du crêt l’aperçut, jugea fort justement qu’ils perdaient leur temps tous les deux, et qu’il n’y avait rien à faire avec ce capucin-là. C’est pourquoi il rappela Miraut. Celui-ci avait eu sans doute la même idée que son maître. Il s’apprêtait à revenir, et, méthodique et prudent pour ne point s’égarer et bien retrouver l’endroit où il avait quitté Lisée, reprenait franchement à rebours la piste qu’il venait de suivre. Pour lui épargner des contours interminables et l’habituel rappel, Lisée emboucha sa corne de buffle et se mit à sonner à petits coups secs et répétés, s’interrompant à diverses reprises pour crier à pleine gorge le nom du chien avec le mot coutumier de rappel : « Tia, Miraut, Tia », puis, cornant de nouveau afin de bien faire s’associer dans l’oreille et le cerveau de son compagnon ces deux modes familiers de ralliement. Comme la foulée qu’il avait à suivre était très fortement frayée et n’avait point besoin de retenir beaucoup son attention, Miraut entendit parfaitement les sons et les cris poussés par Lisée, et s’arrêta court, aussitôt, dressant l’oreille. La corne de buffle retentit de nouveau, et de nouveau la voix de Lisée arriva jusqu’à lui : « Tia, Miraut ! ». Il comprit, jugea de la direction et traça dans l’espace une ligne droite et fila d’un trait dans le sens de l’appel. Toutefois, afin de ne point se tromper, il s’arrêtait de temps à autre pour rectifier sa direction et marcher droit à son maître qu’il ne voyait pas encore. Celui-ci distingua bientôt le tintement de son grelot, et, cessant de souffler dans sa corne, se contenta de l’appeler sur un ton moins aigu. L’instant d’après, ils se retrouvèrent et Miraut fit à Lisée une fête extraordinaire, lui bredouillant toutes sortes de choses plus gentilles les unes que les autres, se frottant à ses jambes et voulant à tout prix lui peigner la barbe avec ses pattes de devant. Le braconnier, tout en le chinant un peu de n’avoir pu ramener l’oreillard, le félicita tout de même d’être si bien et si vite revenu à la corne, absolument comme un grand chien. Cette fois, Miraut mangea de bon cœur le bout de sucre et le morceau de pain qu’il avait dédaignés l’heure d’avant. Comme le soleil montait rapidement et commençait à chauffer, on se rendit, sans perdre de temps, à la tranchée sommière du Fays où Philomen, exact au rendez-vous, les attendait déjà avec un lièvre lui aussi dans sa carnassière.

Les deux amis se sourirent.

- Eh bien ! Est-ce qu’on sait encore le coup ?

- Où l‘as-tu rasé ?

Et les deux confrères en Saint Hubert se narrèrent, avec force détails, les péripéties de leur chasse du matin, tout en cassant la croûte et buvant un verre. Bellone et Miraut, très sérieux, s’étaient simplement salués en se léchant réciproquement les babines qui flairaient bon le lièvre tué. Assis tous les deux sur leurs jarrets, devant les maîtres qui devisaient et contaient leurs exploits récents. Ils suivaient attentivement des yeux tous les mouvements de leurs doigts et de leurs mâchoires, attendant, pour les attraper au vol, les morceaux de pain et de fromage qu’ils lançaient d’instant en instant, et fort équitablement tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Ensuite de quoi, tous se levèrent et l’on partit faire le grand bois. Il y eut deux lancers et l’on fit deux chasses au Fays, deux belles chasses menées tambour battant par ces bonnes bêtes, et au cours desquelles Lisée eut la chance d’occuper un bon passage et d’en occire encore un vers les dix heures. Comme il se faisait tard, que le soleil tapait dur et que les chiens commençaient à donner des signes de fatigue, on revint vers le pays en traversant les pommes de terre du finage, où l’on eut l’occasion de lâcher quelques fructueux coups de fusil sur les perdreaux et les cailles.