Un siècle après la parution de « Chasses aux sangliers et autres chasses des Vosges », peut-on en briser le cadre très régional pour en tirer des enseignements valables en 2020 ? Pur Lorrain, Joseph–Emile Gridel est né en 1839 à Baccarat, où il est décédé en 1901. A l’exception d’escapades en Bretagne de 1868 à 1878, Gridel ne quitta pas des yeux la ligne bleue des Vosges. Fils d’un notaire, il a eu le parcours choyé de la grande bourgeoisie locale, et assuma, avec une grande compétence, la gestion de ses vignes et de ses bois, ainsi que la responsabilité de la compagnie locale des sapeurs-pompiers. De ses activités de louvetier, Gridel en garde un plaisir ostentatoire : « Qui n’a jamais présidé pareille solennité cynégétique, ne connait pas les joies du métier… Quarante fusils à conduire, ce n’est pas rien… Attention aux balles perdues quand vous commandez une ligne de battue composée d’individus, souvent chauds de la gâchette… Une fois, j’ai pris le parti de me coucher dans un fossé d’où je ne sortis que quand on cessa le feu… ». 

Le chasseur villageois met à la chasse la même âpreté qu’il met à tout. Il voit la bête prise et ne peut résister au plaisir de tirer. Malheureusement, six fois sur dix, il tue un chien avec… Quand balles, chevrotines, lingots sifflent, restons à l’abri… ». Ces pensées, qui ont déterminé sa ligne de conduite, n’ont toutefois jamais pu entamer sa foi dans le déduit. De plus, il entre en fonction de lieutenant de louveterie à partir de 1869, à l’époque où la strychnine devient l’arme absolue. « Je demandai à la strychnine son aide toute puissante. En trois mois, je pris cinq loups, quatre-vingt-treize renards, et notez que je ne compte seulement ceux que j’ai ramassé, car on m’en a bien volé une trentaine ». Aussi préfère-t-il la traque solitaire avec une meute réduite et faite de mâtins, « avec qui l’on tue le plus et dépayse le moins ». Les pentes abruptes des Vosges, entre les hautes vallées de la Meurthe et de la Vezouze, interdisent les longues courses avec des chiens courants. Le grelot pallie donc l’absence de gorge de sa meute de dix à douze chiens aux physionomies hétéroclites, qui trahissent un état-civil des plus embrouillés. Auteur d’un seul livre, mais qui est toujours une référence puisque réédité en 2005, notre louvetier fait figure de parent pauvre avec ses chiens au pedigree de guingois, sur lequel nul maître d’équipage de vautrait n’aurait laissé tomber un seul regard. Pourtant, dans son équipe, toute modeste soit-elle, est cependant référencé Le Tolu–Tremblot de la Croix, dont le portrait donne une figure de chasseur efficace.

 

Une passion : le sanglier   

Gridel va se passionner pour le sanglier, symbole gaulois des Ardennes si proches. Il pourra même le chanter sur l’air du Don Juan de Mille e tré de Mozart, puisque son score dépassera la barre symbolique des mille animaux tués. Mais, pour Gridel, aucun sanglier espagnol ou italien, rien que des bêtes noires de son canton vosgien. « Le noble animal, dans un dernier effort, a secoué toute cette masse hurlante accrochée à ses flancs. Il est réellement beau et imposant malgré sa laideur… ». Bel oxymore romantique digne de Victor Hugo. Jamais lassé, Gridel restera fasciné par cet animal. Ainsi, lors d’une chasse où il vit défiler plus de quatre-vingts sangliers, il déclarait : « Je restais là, stupide, ne songeant même pas à recharger mon arme. J’étais complètement fasciné par cette avalanche de bêtes noires qui défilaient à pas comptés, me saluant toutes au passage d’un grognement peu courtois ». Quelque temps plus tard, un curieux duel statique s’engagea entre ses chiens et « ce sanglier dont les défenses n’était pas en mie de pain ». Gridel constata que quartanier de 210 livres, avait perdu la vue depuis fort longtemps, probablement à la suite à une décharge de plombs reçue en pleine hure. Que retenir d’autre de ses confidences de spécialiste du sanglier. Lui, ne croyait pas au mythe des grandes migrations, et de ces sangliers dont les compagnies arrivaient des forêts lointaines d’Europe centrale en passant par les Ardennes, pour conquérir d’autres territoires. Fort de son expérience, il affirmait déjà que la bête noire était un animal sédentaire, imprévisible dans son approche, car s’il est inquiet, il se forlongera au moindre craquement. En revanche, s’il est sûr de sa remise, il faudra lui marcher dessus pour le lancer.

 

Spécialiste avant l’heure

Dans son livre, Gridel déploie, au fil des pages, tout le bestiaire de sa belle région : le grand tétras, la martre, la bécasse, la gélinotte, le chat sauvage et un animal très discret, la loutre. Alors chapeau bas devant le chasseur qui, tout au long de sa traque par moins 30°, suit la trace imprimée dans un pied de neige par cette loutre de 27 livres. Il évoque la poésie des bois au lever du soleil, avec des souvenirs de latiniste : « l’aurore aux doigts de rose… l’âpreté des ces flancs montagneux… ou encore : ce milan qui rase la cime des pins en poussant dans l’espace son miaulement plaintif… Tantôt, c’est le grand pic noir qui interrompt son travail de forçat pour jeter aux échos les éclats de son rire de démon… ». Il ajoutera un article sur le pic-noir dans la Chasse Illustrée de 1890. Cette même revue publiera, en bonnes feuilles, certaines pages de son unique ouvrage. Le même fil directeur nous guide dans toutes ces promenades littéraires, l’amour et le respect de la nature, « cette forêt merveilleuse, le vrai temple de la nature. La voûte en est infinie, et elle a pour piliers les troncs des sapins centenaires. La mesquinerie humaine n’en a point profané la grandeur, et elle a conservé intacte toute sa solennelle majesté. Quel recueillement mystique vous saisit dans ce grandiose asile de la paix et du silence ! ». La vraie personnalité de Joseph-Emile éclate très tôt. Son oncle, administrateur des Cristalleries de Baccarat, remarque les dons artistiques de son neveu de 9 ans. Il introduit des découpages d’animaux dans les presse-papiers produits par la cristallerie. C’est un franc-succès commercial. Après son bac, Emile monte à Paris et abandonne vite la basoche pour affirmer sa vocation de peintre dans les ateliers de Courbet ou de Thomas Couture, le même qui révéla le talent de Manet. Découverte de Crozon, où il chasse les oiseaux du littoral, explore les grottes marines et plante son chevalet dans la lande bretonne. Belle émulation avec une première exposition en 1865, et une médaille en 1886. Sa palette s’enrichit des bleus de mer de la Bretagne et des bleus des forêts de l’Est. Sa grande connaissance de la nature en fait un spécialiste de la peinture animalière. Il fit cadeau à la mairie de Baccarat de deux grandes œuvres « Coup double » et « Prise d’un sanglier », et le musée d’Epinal en a accroché à ses cimaises. Lors de ventes publiques, ses tableaux font les délices des amateurs qui, avant, ont vérifié sa notice dans le Bénézit. De son engagement dans les batailles perdues contre l’ennemi prussien, il gardera un goût pour la peinture militaire, d’où son édition de « Cahiers de vieux soldats, de la Révolution et de l’Empire ». N’hésitons donc pas à relire son œuvre qui met l’animal sauvage en action dans la nature éternelle.

 

(Chasses aux sangliers et autres chasses des Vosges, Editions de Montbel, 8 rue de Courcelles, 75008 Paris. Internet : www.montbel.com)

 

 

Extrait : Seul, face au danger…

 

« Le pin, qui était en face de moi, reçut une violente poussée, la neige dégringola des branches et un sanglier d’environ cent cinquante parut dans la clairière. Il était arrêté en plein travers à dix pas, je lui mis une balle dans l’oreille. Il tomba comme une masse. J’allais remettre une cartouche lorsqu’un second, de même taille apparut. Il me restait un coup de neuf chevrotines que je lui envoyais en plein corps. Il tomba, se releva en criant, fit quelques bonds et se raidit dans une dernière convulsion… En arrivant dans la clairière, les mâtins s’étaient acharnés sur les sangliers morts. Un chien manquait à l’appel. Il avait été mortellement blessé dans l’enceinte. Les hommes arrivèrent bientôt, couverts de neige. La vue des deux sangliers les mit de bonne humeur. On les traîna près du feu du matin qui fut rallumé sans peine. Là, on fit la curée, et, cette besogne faite, les tranches de lard, fixées à des baguettes de coudrier, furent présentées à la flamme et nous offrirent un repas, grossier il est vrai, mais substantiel et réconfortant. Sans doute cette cuisine serait peu appréciée par un chasseur parisien, mais pour nous autres, qui ne dînons pas tous les jours chez Bignon… Pour moi, une des choses qui m’ont le plus étonné dans cette apparition sans pareille, c’est le grand nombre de marcassins et de bêtes rousses qu’il y avait là. Il ne se trouvait pas de plus grands sangliers que ceux que j’avais tués. C’étaient sans doute les portées de l’année précédente, réunies dans le but de changer de forêt. Peut-être, encore étaient-ils venus se remettre à proximité de la troupe de grands sangliers que j’avais rencontré le matin, afin d’être protégés au besoin par la bête de garde. Car, étant données la saison et l’immobilité de ces animaux, il n’y avait pas de doute pour moi que ce fussent des laies en rut, suivies par un ou plusieurs grands sangliers.

 

Une masse velue, hérissée, passa à quinze pas…

J’étais posté dans un ravin étroit et très encaissé et encore, le peu de place que j’avais pour tirer était-il obstrué de branches écrasées par la neige. Je venais d’en casser quelques-unes pour me donner un peu d’aisance, lorsque l’attaque commença. Bientôt, j’entendis mes hommes faire un train de tous les diables. Je me doutais du tour. Les sangliers rebroussaient. Je replaçais mon fusil en bandoulière, lorsque j’entendis craquer la broussaille en face, en même temps que retentissaient cinq ou six coups de voix furieux. A peine avais-je eu le temps de reprendre mon fusil qu’un énorme sanglier tout gris passait près de moi comme une trombe. Je tirais précipitamment ma balle, elle resta dans un baliveau. Je profitais d’une trouée où le sanglier m’apparut une dernière fois et je lui servis mon second coup de neuf chevrotines. Tout disparut comme un éclair. De même, tout retomba dans le silence. J’étais en train d’examiner mes coups, ne comptant guère avoir touché l’animal, lorsque mes hommes, placés sur la colline et mieux à portée d’entendre que moi, me crièrent : « au ferme, courez au ferme ! Le sanglier fait tête aux chiens ! ». Je glissai deux cartouches à lingot dans mon fusil, et pour ne pas m’égarer dans les fourrés couverts de neige, je pris la piste. A cent pas de mon second coup, je remarquai quelques rougeurs, le sanglier ralentissait sensiblement son allure. Bientôt, j’entendis le ferme sur le plateau, à environ cent cinquante mètres de moi. J’avançais péniblement, scrutant la broussaille, le doigt sur la détente. J’estimais n’être plus qu’à une quarantaine de pas lorsque j’entendis craquer les buissons en avant sur ma gauche. Je m’arrêtais et au même instant, une masse velue, hérissée, passa à quinze pas de moi. J’épaulais vivement et serrais la détente. Le coup ne partit pas, la neige tassée dans les chiens du fusil avait empêché la batterie de jouer. Un juron énergique accentua cette déveine. Mais quelle ne fut pas ma stupeur lorsque je vis cette masse s’arrêter, et se dresser devant moi un homme qui tournait la tête de tous les côtés pour voir qui l’apostrophait ainsi. Je le reconnus bientôt, c’était B…, le garde du triage. Il avait entendu le ferme et il y courait, l’imprudent, sachant cependant bien que je devais suivre ma chasse. De plus, et pour comble d’à-propos, il était couvert d’une peau de bique, très bonne assurément contre le froid, mais très susceptible aussi de le faire prendre dans le fourré pour un animal à quatre pattes. L’émotion fut grande de part et d’autre. Le pauvre diable de garde tremblait comme une feuille, il comprenait très bien qu’il venait de l’échapper belle. Moi, appuyé contre un brin, je sentais les gouttes de sueur me perler sur le front. Enfin, on se remit, mais pendant ce temps, le sanglier avait repris vigueur et vidé le ferme. Je signifiais au garde d’avoir à sortir du fourré, ce qu’il ne se fit pas répéter deux fois, et je repris les voies de la chasse.  A cent pas de là, je trouvais un chien éventré. Un peu plus loin, un autre revint à moi avec un jarret coupé. J’avais beau écouter, je n’entendais rien… Au son de la corne, mes hommes me rallièrent bientôt. Je leur expliquais en quelques mots ce qui était arrivé. L’un garda les deux chiens blessés qui m’avaient suivi, les autres m’accompagnèrent pour m’aider à retrouver la chasse. Il ne restait plus que trois chiens. Au bout d’un quart d’heure, deux étaient revenus à nous, blessés tous les deux, mais non grièvement. Le revoir était devenu impossible. Le sanglier marchant en cercle comme c’est leur habitude au ferme roulant, avait doublé ses voies dans tous les sens. La nuit venait, je perdais tout espoir de retrouver ma bête. Ce qui me peinait surtout, c’était d’abandonner mon dernier chien, le brave « Lion ».

 

« Hardi, Lion ! Arrête, mon brave ! »

Nous étions donc là, ne sachant que faire. J’allais dire à mes hommes de rejoindre le domestique resté à la garde des sangliers morts, lorsque N… monta sur un arbre. A peine y était-il depuis une minute, que, d’un geste énergique, il nous imposa le silence. Puis, aussitôt : « Je l’entends, dit-il, il tient le ferme au fin (ravin en patois vosgien) des Groseilles ». Nous répondîmes par un hourrah et, vite, nous courûmes dans cette direction. Arrivés au premier plateau, nous entendîmes distinctement le ferme de « Lion », martelé régulièrement et tout à fait fixe. Nous approchions aussi rapidement que possible. Enfin, après dix minutes de course insensée à travers roches et broussailles, nous arrivâmes au-dessus d’une profonde coupure encombrée de ronces et de framboisiers sauvages. Là, le vieux sanglier immobile, la hure basse semblait de bronze. Le chien aboyait à quatre pas. C’était un tableau splendide, éclairé par la lune qui commençait à se montrer à travers les arbres. Je ne pus résister au désir de me faire entendre à mon chien : « Hardi, Lion ! Arrête, mon brave ! ». La bonne bête tourna sa tête aux yeux si intelligents, je les voyais briller à travers ses sourcils en broussaille. Ils semblaient me dire : « Te voilà donc enfin ! Je savais bien que tu viendrais et que tu ne m’abandonnerais pas ! ». Le sanglier avait tourné aussi la tête de côté en m’entendant crier. Ses petits yeux luisaient comme des braises. Il avait l’air de me dire : « Je ne peux pas te faire de mal, tu es trop haut perché, mais je vais tâcher d’en faire à ton chien ». Et comme je l’ajustais, il le chargea. Le chien, pris contre le talus du ravin eut les côtes ouvertes. Le sanglier, lui, roula, la colonne vertébrale brisée par un lingot. Quelle retraite ! Une schlitte (traîneau vosgien) ramenait les trois sangliers et derrière, trois chiens portés sur des civières, et deux suivaient en boitant. Le blessé du matin était mort dans la journée, près du feu. Je ne rentrais guère qu’à dix heures du soir. Les miens croyaient à un accident. Je ne vantais point que j’avais été si près d’en commettre un. Le brave « Lion » ne mourut pas de celle-là. Il fut recousu le soir même, et, quinze jours après, il courrait les bois…