Comme l’affirme le philosophe, il n’y a pas de livre frivole pour l’homme sérieux… Ses grands ouvrages, toujours réédités, sont : « le Chasseur au chien d’arrêt » publié en 1836, « le Chasseur aux chiens courants » (2 tomes publiés en 1838), et « le Chasseur conteur » en 1840. Beaux succès de librairie puisque la première année il fut écoulé plus de 2 000 exemplaires. Le jeune duc d’Orléans lui fit l’hommage d’un superbe fusil et, grâce supplémentaire, lui accorda une autorisation de chasse sur toute l’étendue des domaines royaux. Les deux premiers ouvrages sont de petites encyclopédies sur cette passion. « La chasse aux chiens courants est la plus amusante de toutes celles que nous connaissons… Les ruses qu’il faut combattre… Les grandes distances qu’il faut parcourir… Plus la victoire est achetée, plus elle est honorable pour le vainqueur… On voit manœuvrer un chien d’arrêt mais on entend le chien courant… » écrit-il dans le chapitre 1, intitulé « les musiciens » car la chasse c’est d’abord la musique des chiens, les bruits de la nature et de la trompe. Il n’omet pas de grands paragraphes sur les costumes différents. Lorsqu’on chasse à pied et au fusil, il faut changer la blouse pour une bonne veste de drap avec des guêtres qui montent sur le genou… ».

 

Ressusciter la « gaie science »

En quelques mois, Elzéar Blaze mettait un point final, en 1843, à son étude plus naturaliste sous le titre « Histoire du chien chez tous les peuples du monde », car pour lui le chien est l’objet de toutes les attentions. Il cite et paraphrase longuement l’Ecriture Sainte : « Un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort ». Pour la jeune épouse du chasseur, il fit paraître « La chasse des Dames », délicieux keepsake où sont concentrés tous les plaisirs de la vie à la campagne. Il y triomphe de leur sensiblerie supposée, il leur enseigne à donner avec délicatesse, mais sans remords, le coup de grâce. Spéculant enfin sur leur innocente gourmandise, il étale les trésors culinaires enfouis dans le duvet de l’ortolan et du bec–figue. Et puis il y a les quarante-cinq nouvelles du Chasseur Conteur. Un arc de textes qui englobe tous les siècles depuis les plus obscurs jusqu’au 19e. Ce morceau qu’il nomme « la botte d’asperge accusatrice » allie chasse, gastronomie et séparation d’un couple ! Ainsi, Blaze annonce son livre, écrit en collaboration avec un gargantuesque chasseur et gourmet, notre Alexandre Dumas, et Antonin Carême le pape de la gastronomie française. Elzéar Blaze inaugurera sa contribution au « Journal des Chasseurs » par une grande lettre écrite de son domicile de Chenevières sur Marne en date du 13 Octobre 1836. C’est un plaidoyer pour la chasse savante, car « si le nombre des chasseurs a beaucoup augmenté, les savants chasseurs sont rares… Vous faites très bien, Monsieur (Léon Bertrand, directeur de la revue) en cherchant à ressusciter cette gaie science… Un bon chasseur détruit moins de gibier qu’un apprenti… Ces chasseurs, je les reconnais de loin. Lorsque j’entends deux coups de fusil retentir dans la plaine, je juge à mille pas de distance s’ils ont été tirés par un professeur ou un apprenti. Quand les deux coups se suivent comme deux doubles croches frappées par un timbalier, on est certain qu’ils ont été jetés au hasard sans viser ». Cette brillante collaboration dura jusqu’en 1842 et contribua, sans nul doute, à assoir la renommée de la revue. Il la terminera par des articles sur la chasse du loup en Bretagne en compagnie du célèbre M. de Botderu. Il raconte une histoire comique où un loup de chasse fait un bond au dessus de la meute de l’Anglais Phelps. Blaze se précipite pour aider le malheureux à se relever, couvert de fange et de sang, ne ressemblant en rien à une tête d’anglais. Les deux pattes avant du loup s’étaient posées sur sa figure en l’égratignant. « Ce diable de loup, il a mis ses pattes dans mon gueule… Si j’avais été assez fort, j’aurais pu le prendre en serrant les dents… » dit-il avec son humour so british ! Puis Elzéar Blaze fut invité, par Léon Crumière, à collaborer pour le chapitre sur le chasseur dans la galerie des « Français peints par eux-mêmes » encyclopédie morale du 19e siècle où les plus grandes plumes françaises de Balzac à Nerval tirèrent le portrait, avec leur talent, de 300 types de Français. Par sa bonne humeur permanente, son parfait savoir-vivre, ses boutades railleuses, son érudition légère et approfondie, son style émaillé concis et rapide, Elzéar Blaze reste notre compagnon de chasse, auteur toujours actuel qui plaide pour une chasse responsable et respectueuse.

 

Extrait

 

La botte d’asperges accusatrice

- Vous aimez donc à recommencer ?

- Oui, et vous ?

- Quand je le puis, je ne trouve rien de plus agréable.

Mais je m'aperçois que de digressions en digressions, je suis bien loin de ma botte d'asperges. Revenons-y pour ne plus la quitter. M. de C…, notre chasseur gastronome, allait tous les matins à la halle pour y choisir le plus beau poisson et les plus belles primeurs. Il ne s'en rapportait qu'à lui-même. S'il s'agissait de meubles, de rideaux, de pendules, il laissait volontiers ce soin à sa femme, mais quant aux saumons, aux aloyaux et autres drôleries de cette espèce, il voulait voir, toucher, sentir, prétendant que, par là, il doublait ses jouissances. Jamais gastronome n'eut une meilleure cave. C'est à cause de cela sans doute qu'il aimait un peu les mets salés, ou peut-être les mets salés lui donnaient-ils pour sa cave cette tendresse extrême que tous ses amis ont pu apprécier. Au reste, il avait trouvé dans son cuisinier le talent très rare de maintenir toujours ces deux goûts dans un parfait équilibre. Jamais gourmand érudit ne sut offrir, plus à propos, le verre de vin qui devait accompagner certain plat. Lorsqu'on avait mangé du lapin, il priait instamment ses convives de ne pas boire : « Cette viande, disait-il, a je ne sais quel goût qui empêche de bien goûter le vin ; vous trouveriez le mien mauvais, et peut-être demain me calomnieriez-vous ! ».

Il avait toujours en bouche quelque sentence gastronomique, par exemple : « Il faut avant tout qu'un honnête homme s'occupe de la gloire de sa table. - Une bonne cuisine est l'engrais d'une conscience pure. - Que le gigot soit attendu comme un premier rendez-vous d'amour, mortifié comme un menteur pris sur le fait, doré comme une jeune Allemande, et sanglant comme un Caraïbe. - La feuille de vigne fait valoir le perdreau comme le tonneau de Diogène faisait ressortir les qualités du grand penseur, - L'épinard vaut peu par lui-même, mais il reçoit toutes les impressions, c'est la cire vierge de la cuisine. - Le faisan doit être attendu comme la pension d'un homme de lettres qui n'a jamais fait d'épîtres aux ministres et de madrigaux à leurs maitresses, etc, etc… Après sa visite de tous les jours dans les quartiers populeux de la Halle, il partait pour la chasse, lorsque la saison ou le temps le permettaient. Dans le cas contraire, il revenait partager le lit conjugal, en se délectant de l'heureuse idée que sa promenade matinale lui assurait un bon appétit pour déjeuner.

J'ai parlé de la femme de M. de C… et de son lit conjugal, mais le mot n'est pas exact. M. de C… n'avait point d'épouse, une maîtresse en faisait les fonctions. Dans un salon peuplé de beaucoup de belles dames, on lui demandait un jour s'il était marié. « Marié ? répondit-il, à peu près… mais pas positivement ». Cette maîtresse était véhémentement soupçonnée de lui faire ce qu'on appelle des traits en langage de grisette. Quelques âmes charitables en avaient prévenu M. de C… mais cela ne l'empêchait point de dormir sur les deux oreilles… pourvu que la chasse fût bonne et que ses chiens ne tombassent pas en défaut, et qu’au retour, un excellent dîner fût prêt à réparer ses forces, peu lui importaient les cancans du voisinage. Les jaloux, qui cherchent à connaître leur sort, travaillent quelquefois fort longtemps pour avoir la certitude qu'ils le sont. Eh bien, M. de C… apprit cela sans s'être donné la moindre peine, Voyez comme c'est agréable.

- Tu pars demain pour la chasse ? lui dit un soir sa tendre amie.

- Oui, nous chasserons le lièvre au forcer.

- Reviendras-tu de bonne heure ?

- Je l'ignore. Cela dépendra des ruses du lièvre, du nez des chiens, du temps, et de beaucoup d'autres circonstances.

- Eh bien j'irai dîner chez madame une telle. Ne te gène pas, rentre quand tu voudras, ton dîner sera prêt.

Le lendemain, notre chasseur part en cabriolet. Il fait à la halle sa visite accoutumée, achète un turbot, et, la conscience tranquille sur son repas du soir, il va courir les champs. La chasse fut belle ; Miraut et Tahouraut, Ravaudin et Comtesse firent bien leur service. Il rentre chez lui, dîne et se couche. Madame arrive, se place à ses côtés, et bientôt tous les deux ronflent à qui mieux mieux… comme d'anciens époux.

Me voici arrivé au moment critique de mon histoire. Je suis fort embarrassé, je vous assure, pour dire en termes décents ce que j'ai à vous raconter ; essayons toutefois. Vous savez qu'après le premier sommeil nous sommes quelquefois obligés de nous lever pour… ah ! Diable, c'est difficile à dire. Pour… vraiment, je ne sais comment m'y prendre. Cherchons des périphrases, et peut-être sortirons-nous d'embarras. Pour que notre corps soit dans un état satisfaisant, on doit le soigner par des moyens contraires. Ainsi, après la fatigue, il faut le repos. Quand on a bu, il faut faire le contraire de boire. Ouf ! Vous comprenez ? C'est fort heureux. La dame se leva pendant la nuit, et fit la chose en question.

- Ah, ah ! dit le chasseur, j'en apprends de belles !

- Et quoi donc ?

- On me l'avait dit, mais je ne voulais pas le croire…

- Et qu'est-ce qu'on t'a dit ?

- Que tu me trompais,

- Moi ? Ah ! Mon ami…

- Et monsieur Untel est mon rival !

- Quelle horreur !

- C'est vrai, c'est bien une horreur. Va le trouver, et reste désormais avec lui.

- Ah ça, mais tu rêves ?

- Pas du tout, je suis bien éveillé. Je viens d'acquérir la certitude que… je le suis.

- Quel cauchemar !

- On prend ses précautions. On dit : « Je vais dîner chez madame une telle, mais on ne songe pas à tout…

- A quoi donc ?

- Et bien je sens l’asperge et je sais à quoi m’en tenir.

- Allons, tu es fou !

- Je te dis, moi, que j'ai mon bon sens. Il n'y avait ce matin qu'une botte d'asperges dans tout Paris, et c’est Untel qui l'a achetée. Tu n'as point dîné chez ton amie ; d'ailleurs elle n'est pas assez riche pour mettre quarante francs à un plat d'entremets. Lui est aussi gourmand que moi, un peu plus peut-être, car il s'est levé une heure plus tôt. Ainsi, tu vois que je sais tout. Séparons-nous, et si tu quittes une excellente cuisine, je suis certain que tu en trouveras aujourd'hui même une autre tout aussi bonne.

Le matin venu, on prit le chocolat ensemble. Le chasseur partit de son côté, la dame de l'autre. On se sépara sans avoir besoin des tribunaux. Voilà l'avantage que possèdent les gens qui ne sont pas positivement mariés.