Chaque participant avait caréné son engin comme bon lui semblait. Le débitant de tabac du village avait lui, choisi de lui donner l'allure d'un cigare particulièrement bien profilé. Les éleveurs avaient délégué l'un des leurs pour le faire concourir dans une grosse berthe à lait, dont l’armature avait été faite en ferraille et le reste en carton goudronné. De même pour le bistrotier du coin qui lui, allait s'élancer dans une bouteille de « Zytnia Â», l'une des meilleures vodkas du pays. Mais l'un ou l'autre des participants allait-il détrôner Mjatek, le vainqueur de la précédente édition, chasseur des plus compétent, par ailleurs chef du district de l'Office des forêts local et responsable de chasse d'un territoire de plus de vingt-cinq mille hectares, sur lequel foisonnaient une belle densité de grands cervidés et autant de bêtes noires. Un territoire qui fournissait tous les ans, et aujourd’hui encore, d’imposants solitaires, aux trophées médaillables que les chasseurs étrangers venaient traquer chaque année, guidés précisément par Mjatek, qui ne jurait que par Sus scrofa, son gibier de prédilection. Des gros noirs dont Mjatek, malgré son jeune âge, 28 ans, gardait déjà de nombreux souvenirs, tant les estafilades reçues sur tout le corps étaient nombreuses. A tel point que ses collègues de travail, bien complaisamment, l'appelaient « le balafré Â». Et Mjatek, la vodka aidant, était fier au terme d'un repas bien arrosé de soulever sa chemise, voire baisser son pantalon pour exhiber ses nombreuses cicatrices devant ses clients français ou allemands, conséquences des blessures, infligées le plus souvent par des fauves au ferme, et qu'avec fougue, mais aussi sans trop de prudence, Mjatek servait avec son épieu de fortune, une baïonnette montée sur un manche de pioche. Dès lors, on comprend mieux pourquoi cet enfant du pays, bien connu en pays Beaujolais pour y avoir fait les vendanges comme porteur durant de nombreuses années, hanté par les bêtes noires, allait cette année encore disputer sur, et dans un sanglier, la grande course annuelle des caisses à savon de Bricna. Une course semblable à celles qui se sont déroulées deux années successives, au hameau du Souzy, à Quincié-en-Beaujolais.

 

Un sanglier de papier goudron

Si, sur son solitaire monté sur roulettes de landau, Mjatek ne l'avait remporté que d'extrême justesse devant onze concurrents et au terme de trois manches, l’année précédente, il comptait bien, cette saison, faire merveille, ayant pris soin de peaufiner et parfaire les performances de sa bête. Il avait donc amélioré les « pneumatiques Â», profilé plus finement l’avant, augmenté le rapport du pédalier, et parfaitement graissé chaîne et pignons. Son sanglier de papier goudron était fin prêt, lui aussi fait d'armature de fil de fer. Mjatek allait maintenant y pénétrer par l'arrière, pour s'installer à plat ventre sur la planchette qui recouvrait l'arbre directionnel, les pédales à main se trouvant au niveau de la gueule ouverte du sanglier, d'où le pilote avait regard sur la chaussée centrale du village, presque une copie de la rue Nationale de Villefranche-sur-Saône. Cette unique voie goudronnée de Bricna qui se déroulait sur environ mille deux cents mètres, était quasiment une piste rêvée pour ce genre de compétition. A l’heure prévue, top départ ! Josip, le charcutier local, le premier à s'élancer sur sa saucisse de papier mâché, ne terminera que dixième sur seize, au terme de la première manche, avec un temps pourtant bien meilleur que celui qu'il avait réalisé l'année précédente. Il en fut de même pour le plombier/réparateur à tout faire, qui, lui, disputait l'épreuve dans sa vieille mais traditionnelle baignoire, partie à la dérive à mi-chemin du parcours. Et tout le monde attendait maintenant le départ du sanglier de Mjatek, le célibataire endurci du village, que plusieurs jeunes femmes du pays convoitaient encore discrètement. Le gros noir venait de prendre à son tour le départ et dévalait la pente à une allure folle, sans doute trop folle, inconsidérée. En tout cas, cette fois là, il n'y eut pas de deuxième et encore moins de troisième manche pour Mjatek, l'impétueux guide de chasse, taillé comme un Sylvester Stallone ou presque. Et, suivant la formule consacrée, pour une raison indéterminée, à mi-parcours et à hauteur de l'église, le sanglier en carton goudronné est allé s'écraser contre un poteau téléphonique. Il a fallu presque une heure aux pompiers locaux, pourtant immédiatement sur les lieux, pour extraire des entrailles du sanglier un pantin agonisant, l'arbre directionnel de cet engin de malheur lui ayant, sous la violence du choc, transpercé le cou. Mjatek, le solitaire, décéda dans l'ambulance durant son transport à l'hôpital…