Mais Antoine a, un dimanche par mois, une obligation à laquelle il ne peut déroger. Il doit être chez lui pour dix-huit heures, moment à partir duquel il redevient technicien chauffagiste en astreinte pour deux tours d’horloge. Dès cette heure, il doit être prêt à intervenir en cas de panne pouvant survenir à l’une des grosses installations dont sa maison mère à la charge, et principalement l’hôpital de la ville voisine. Dans cet établissement, une importante chaufferie est équipée de deux chaudières, une à fuel et l’autre au gaz, et deux groupes électrogènes qui assurent, en cas de coupure, l’alimentation en électricité de l’ensemble de l’établissement de soins. Inutile de vous dire qu’à ce niveau l’affaire est sérieuse, et qu’il n’est pas question de se soustraire à ces obligations professionnelles. D’ailleurs, Antoine ne se pose même pas la question, et, ces dimanches-là, quelles que soient les circonstances, il quitte la chasse à dix-sept heures pour être chez lui, prêt à partir au premier appel. Ce dimanche-là de décembre 1994, au milieu de l’après-midi, Antoine est au cœur de la traque, menant tambour battant le dispositif censé pousser les animaux jusqu’aux lignes de tir. Son chien quête admirablement, vient régulièrement s’assurer de la présence de son maître et repart pour fouiller, à l’opposé cette fois, d’autres buissons. De temps à autre des récris de surprise ou rageurs précèdent une courte menée sonore, puis en l’espace de quelques minutes, tout redevient calme. Un coup de fusil ou de carabine retentit au loin, laissant présumer que le gibier sur pied tente de quitter l’enceinte à l’intérieur de laquelle évoluent les chasseurs. Vers le milieu de l’après-midi, alors que la tension se relâchait un peu, Polux s’arrête brutalement devant un énorme roncier et pousse un hurlement rageur. Antoine a immédiatement compris à l’attitude du chien, qu’un sanglier est là-dessous. Lentement il s’avance et calmement, de la voix, pousse Polux à rentrer dans le fort. Dans la seconde qui suivait, le roncier sembla se soulever et une énorme tête de quartanier émergea, suivie d’un corps impressionnant. Et Antoine lâcha en même temps que sa balle, un « Bon Dieu » retentissant, suivi d’annonces appuyées « vloo, vloo » pendant que le gros noir disparaissait. Méticuleusement, Antoine chercha, dans et hors du roncier des traces indiquant que le sanglier était blessé, car il en était presque convaincu, il l’avait touché. Il appela ses collègues traqueurs qui se précipitèrent pour répondre à son appel, leurs chiens sur les talons. Et là, l’invraisemblable se produisit. Aucun d’eux ne voulut prendre la voie de la bête noire. Bizarre ! Seul Polux manquait à l’appel et on entendait au loin ses aboiements qui s’estompaient, absorbés par l’épaisseur de la forêt. Pendant presque une heure chacun chercha une trace, un indice, mais rien ne vint récompenser leurs efforts. Le temps passait et pour Antoine, d’astreinte ce jour-là, il lui fallait quitter les lieux. D’ailleurs, la clarté faiblissait en cette période de l’année où les jours sont les plus courts. Oh, il ne se faisait pas de soucis pour son chien qui connaissait parfaitement la région et rentrait souvent seul et tard à la maison, mais ce sanglier, bon sang, il en était certain maintenant en se remémorant la scène, il l’avait bel et bien mouché. Antoine prit donc congé et rentra chez lui, à regret. Pendant ce temps, les traqueurs, quêtant de plus en plus large, avaient relevé un volcelest dans lequel quelques gouttes d’un liquide rouge brillaient. Du sang ! Antoine avait raison, il l’avait blessé ce sanglier. Mais à cette heure tardive de la journée, les chasseurs ne pouvaient que baliser les lieux et trouver un conducteur de chien de rouge pour rechercher le blessé le lendemain matin.

 

« J’arrive »

De retour chez lui, Antoine rangea méticuleusement ses affaires de chasse, arme et munitions dans l’armoire réservée, vêtements dans la penderie et s’installa dans son fauteuil, revivant la scène de l’après-midi. « Quel monstre ce sanglier, il est touché, c’est sûr, mais où ? ». Et il refaisait mentalement l’approche du buisson devant lequel son chien se récriait, levant sa carabine quand le roncier se souleva… Ce fut à cet instant que le téléphone sonna, le tirant de sa torpeur. Sa femme décrocha le combiné, écouta quelques secondes son interlocuteur et répondit : « ne quittez pas, je vous le passe ». Antoine avait compris, il y avait un problème quelque part. « On a eu une baisse de tension et la chaudière fuel s’est mise en sécurité. On ne peut pas la remettre en marche… ». « C’est bon, j’arrive, répondit Antoine. Le temps de faire la route, je serai là dans une petite demi-heure ». Et il raccrocha. « C’est la chaufferie de l’hôpital qui est en carafe, dit Antoine à son épouse. Ne m’attends pas pour dîner, avec ces machines-là, on sait quand on commence, mais jamais quand on termine… ». Un coup d’œil dans la valise de dépannage, une rapide vérification de la caisse à outils, un bisou à peine effleuré sur la joue de sa femme et Antoine s’installa au volant du véhicule de service. « Je laisserai ton dîner au chaud » lui dit sa femme en guise de bonsoir, et le technicien s’éloigna, non sans avoir fait un petit geste pour faire comprendre qu’il appréciait la mesure prise. Vers 23 heures, la maîtresse de maison jeta un coup d’œil dans le garage. Le panier du chien était vide et le petit sas fait d’une chatière légèrement agrandie, qui permettait à Polux d’entrer et sortir à sa guise, n’avait pas bougé. Elle referma la porte, et avant de quitter la cuisine, posa sur un coin opposé au foyer de la cuisinière bois, la pâté du chien qui serait ainsi maintenue dans une douce tiédeur, et glissa dans le four le mitonné de mouton aux haricots, un des mets qu’Antoine préférait. Après sa dure journée et son intervention du soir, elle savait qu’il apprécierait ce petit plat. Et elle alla se coucher.

 

« Alors Polux… ? » 

Ce ne fut pas avant trois heures du matin qu’Antoine, exténué, rentra chez lui. Cette satanée chaudière de l’hôpital lui avait donné des sueurs, mais il était quand même parvenu à lui faire reprendre du service. Sa réparation de fortune tiendrait suffisamment, le temps que l’équipe de jour se procure et change la pièce défectueuse. Mais il était content de lui, satisfait d’avoir dominé le problème et cherchant intérieurement qui, parmi ses collègues, s’en serait tiré aussi honorablement. Et c’est dans cet état d’esprit qu’il pénétra dans son pavillon par le garage. Dans son panier, Polux dormait, visiblement écrasé, lui aussi, de fatigue. Il souleva une paupière, puis l’autre, donnant l’impression de répondre à son maître qui lui demandait : « alors Polux, il est où mon sanglier ? », « Bah, ne t’en fait pas, je l’ai eu. Il était bien blessé et je ne l’ai pas lâché. Trois heures de ferme avant qu’il ne se couche pour ne plus se relever… ». Bien qu’Antoine n’ait pas perçu le message, un sentiment de bien aise l’envahit et c’est tout heureux qu’il gagna la cuisine pour se restaurer. Finalement tout allait bien, la panne résolue et le chien dans son panier… Il s’installa devant son assiette, se servit copieusement et accompagna le tout d’un verre de vin de Loire. Rien de tel pour vous remettre les idées en place. Repus, il passa dans la salle de bain pour un énergique nettoyage et alla sous la couette, rejoindre son épouse. Le lendemain matin, Antoine émergea vers dix heures. Son bol était sur la table, prêt pour le petit déjeuner. « Tu dois avoir faim, lui dit son épouse et tu devais être drôlement fatigué pour te coucher sans manger ». Antoine la regarda alors curieusement, ne comprenant rien à cette remarque : « mais si, j’ai très bien mangé et comme d’habitude, c’était délicieux ». Comprenant immédiatement la méprise, sa femme lui répondit, dans un grand éclat de rire : « Antoine, tu t’es servi dans la casserole… Tu as mangé la soupe du chien. C’est Polux qui ne va pas être content… ». Et de montrer, dans le four, le mitonné intact, encore tiède. Invité sur le champ, se fut Polux qui s’y colla, sans rechigner, sous les regards complices d’Antoine et de sa femme. Comme quoi, quand il y a de la viande, les chiens aiment bien aussi les haricots… et comme le disait un illustre auteur cynégétique : « bienheureux les chiens dont les maîtres peuvent manger la soupe ».

 

Epilogue

Le conducteur de chien de sang sollicité, au terme d’une recherche qui l’emmena à trois kilomètres retrouva le sanglier mort, un beau ragot de plus de cent kilos. Antoine récupéra le trophée qui orne, encore aujourd’hui, la cheminée du petit salon.