« Liberté, Egalité, Fox-Hunité »
Le succès incite Surtess à creuser le même sillon, et il en écrira un complément avec « La tournée sportive de Mr Sponge ». C’est le seul ouvrage traduit en français en 1921, et publié par l’éditeur Le Goupy, en deux tomes, soit 577 pages qui renferment les dix magnifiques aquarelles et soixante illustrations du normand Harry Eliott. L‘édition se décompose en 6 exemplaires de luxe, 50 exemplaires avec une aquarelle de l’artiste, et 1950 tirages ordinaires, la couverture rouge rappelant le coloris traditionnel de la redingote de chasse. Deux mots cependant pour cette traduction, un peu vieillie, qui colle trop au texte sans s’imprégner de la langue de vènerie, fidèle à l’esprit de la chasse anglaise. Cependant, un glossaire permet d’approcher les subtilités linguistiques. Nous pénétrons donc, grâce à l’humour de Surtess, dans le temple de la chasse anglaise au fronton duquel s’étale la devise : « Liberté, Egalité, Fox-Hunité », ce qui se traduit par : liberté de parcours de chasse sur les terres des propriétaires invitants, égalité entre les chasseurs qui s’étagent du lord au valet de chien, et gloire au sport, c’est-à-dire la chasse « qui est à l’image de la guerre avec seulement 25% de ses dangers ! ». Mais pour Mr Sponge, c’est la chasse totale, au renard, certes, mais aussi au sexe faible et à l’argent. Car de l’argent, il en faut pour tenir son rang, ou plutôt le rang auquel on aspire sans en avoir les moyens, de par sa naissance ou de par son talent. Il vise donc le sexe dit faible, qui suppose belle dot et espérances d’un héritage à court terme. Vous l’avez compris, Mr Sponge est un snob, une sangsue qui vit du reflet de son importance dans le regard des autres. Quelle vexation mondaine de n’être reconnu de personne lorsqu‘il descend de sa voiture de 1ère classe à la gare de Laverick Wells, point de départ de ses pérégrinations de chasse…
L’équipage des chapeaux plats
Cet ouvrage est-il vraiment un livre de chasseurs pour des chasseurs, ou tout simplement une critique sociale ? Car voilà bien le paradoxe de l’ouvrage qui ne consacre qu’une petite centaine de pages à la chasse, principalement dans les derniers chapitres. Dans la synthèse qui suit, il est plus question du chasseur, de sa physiologie, de son humeur, de son appétit à table, que des chiens. Evidemment, le cheval, auxiliaire indispensable de la chasse au renard est un personnage à part entière. Il sert de leurre dans les manœuvres cauteleuses de notre héros, mais aussi d’ambassadeur pour aplanir les relations humaines. Car l’équipage de lord Scamperdale n‘était pas le plus urbain du monde. Les chiens et les chevaux étaient infiniment mieux élevés que les hommes. Comme de juste, sa seigneurie donnait le ton à la bande, et comme c’était un homme grossier, trapu et bâti comme un chaland, son costume correspondait à sa tournure. Il faisait l’effet d’un camionneur en écarlate, avec son grand chapeau à larges bords plats, qui, ayant été adopté par la généralité de l’équipage, lui avait procuré son nom de « F.F.H. » pour « Flat Flat Hunt » (équipage des chapeaux plats). Il faut donc que Mr Sponge soit une véritable éponge qui absorbe tous les aléas et rebuffades de cette vie de chasseur-ventouse. Cet écornifleur veut chasser tout l’hiver, voletant d’invitations forcées à des rendez-vous pris avec un sans–gêne primesautier. Dans la galerie des héros de cette aventure, se trouve une description hilarante du piqueur : « Tom était un petit coq nerveux, au visage bronzé et énergique, à l’œil d’aigle, donnant l’impression que son cheval et lui ne faisaient qu’un, alors qu‘à pied, c’était le crabe à la marche latérale, le plus tortueux et le plus difforme qui ait jamais été observé. Il avait été scalpé par une branche, son nez transformé par un coup de pied de cheval et sa figure scarifiée ni plus ni moins que du porc, par les frottements répétés à travers les grosses haies d’épine ». Et tout ce monde très sanguin tempête et s’invective avec des termes dignes du capitaine Haddock : « Bougre de marchand de cochon ! Puseyite à mine perpendiculaire ! Par Jove ! Scandaleux hypocrite ! Fils de pédicure ! Bouffi ! Botté de rouille aux mains engourdies ! Déplaisant chaudronnier sanctifié ! Idolâtre de Bagnigge-Wells ! »… « et ne croyez pas que, parce que je suis un lord, que je ne saurais jurer ni me servir d’un langage grossier… ». On imagine sans peine les trognes de ces pesants personnages, aux coudes coincés sur des tables dégoulinantes de victuailles, fortement enluminées par le pinceau d’un William Hoggarth.
Déjà, en 1850, couvaient des braises…
« Le chasseur ne peut-il être homme de bonne compagnie, adepte de l’art de la conversation ? Il y a de par le monde, des gens bien intentionnés qui croient qu’un fox-hunter ne peut parler que de hunting, et qui se donne énormément de mal à essayer de mettre à sa portée un petit peu de conversation. Nous connaissions un gros garçon corpulent de ce genre, qui invariablement, dès que la nappe était enlevée et qu’il avait lancé un coup de pied de chacune de ses jambes, pour voir si elles étaient toujours là, commençait : Eh bien je suppose que Mr Harkington a réussi une superbe portée de chiots cette saison ! En voilà un début ! Et comment pouvait-il espérer mettre en train une conversation avec un pareil exorde ? ». D’ailleurs, Mr Sponge aurait bien du mal à échanger sur d’autres sujets. Sa seule lecture de délassement est le « Mogg’s », annuaire des correspondances entre diligence, l’équivalent de notre « Chaix » de l’époque. Mais la rédaction d’un pseudo rapport de chasse va mettre Mr Sponge en accusation dans l’esprit de son hôte. Quelle épreuve que l’écriture de ce morceau de bravoure : saisir une plume d’oie, la tailler à multiples reprises pour effacer le vertige de la page blanche. « Commence ! » s’écria Jack, levant le blanc de ses yeux au plafond. « Mais il faut que nous mettions d’abord quel équipage » fit observer Sponge. Tant en Grande–Bretagne qu’en France, nous retrouvons le sketch de la rédaction du rapport si bien décrit par Barreyre. Cet épisode lance, par ricochet, une critique de la vènerie mise en page par « une jeune femme extrêmement raffinée et puritaine, pleine de sentiment et animée d’une violente objection à ce qu’elle nommait -l’inhumanité de la chasse à courre-. Déjà, en 1850, couvaient des braises qui alimentent les foyers actuels. Malgré tout, le coup de génie de ce livre est de peu parler de chiens et de chasse. La grande trouvaille de Surtees est de s‘appuyer sur l’allitération : « Trotte, trotte, trotte… Cahote, cahote, cahote… Voitures et cavaliers arrivèrent au bois de Ribston, cahin-caha… ». Les « twang » de la pibole, les « f-o-o-r-r-a-r-d » nous portent au cœur de l’action et rythment l’essoufflement des galopades derrière les chiens.
« God save the hunting »
Si Mr Sponge nous fait sourire de sa candeur, il respecte néanmoins chiens et chevaux. A l’inverse, certains maîtres d’équipage comme Sir Harry, sont de sombres brutes qui ne connaissent pas les noms de leurs chiens et maltraitent la meute à coups de fouet. « Appelez-en un ou deux par leur nom et le reste suivra… Leur nom ? mais je n’en connais aucun… ». Sir Harry ne tarda pas à paraître à la porte, et, pénétrant au milieu des chiens, se mit à fouailler d’estoc et de taille. « Foutez-moi le camp au chenil, bande de brutes… » s’écria-t-il, poursuivant en titubant un vénérable sage aux yeux chassieux qui mit sa queue entre les jambes et s’enfuit. Surtees manie ainsi la contre-image pour faire passer son amour des chiens : « Il vit alors la meute pour la première fois à peu près au complet et fut frappé par l’étrangeté et l’inégalité du lot. Ils étaient de toutes les sortes et de toutes les tailles, depuis l‘orgueilleux et solennel fox-hound de la taille d’un veau, jusqu‘au petit Harrier tortillard. Ils semblaient en outre tous atteints de maladies ou d’infirmités variées. Les uns avaient la gale, d’autres les yeux purulents, certains n’en avaient qu’un, beaucoup avaient les coudes à vif, bon nombre les doigts aggravés… Quoiqu’il en soit, ils avaient pris leur renard. Or, est beau ce qui fait beau » se disait Mr Sponge. Le lecteur est bien loin de l’adage « du beau et du bon ». Après ces critiques, Surtees tente de répondre à la question qui brûle les lèvres : « Pourquoi chassons-nous ? ». Ses réponses sont multiples : « Les gens chassent pour des motifs variés, les uns pour l’amour de la chasse, les autres pour s’exhiber, d’autres par chic, certains pour raison de santé, d’autres encore pour gagner de l’appétit, ou fréquenter les tavernes, ou dire qu’ils ont chassé, ou parce que les autres chassent… ». Si donc vous pouvez cocher l’une ou une autre de ses suggestions, vous aurez toute raison de vous plonger, un bon verre de brandy à la main, dans les aventures sportives et si humaines de… ce bon Mr Sponge, et « God save the hunting ».
Extrait : La tournée sportive de Mr Sponge
Donne–moi ma trompe, donne-moi mon fouet, donne-moi ma cape, donne-moi mes bottes, s’exclama Watchorn en se remettant d’aplomb et apercevant sa femme. Mrs Watchorn était trop bien dressée pour commenter les ordres, et son seigneur et maître la trouva dans le corridor, tenant à la main les objets énumérés… Mrs Watchorn lui boucla alors ses éperons et il se hâta de sortir trompe en main…
La sortie du chenil
L’atmosphère glaciale répercuta alors les twang tawang twang de la trompe et les chiens commencèrent de converger de tous les côtés… « Derrière chiens, derrière bons chiens » cria-t-il, flattant et cajolant les premiers arrivés. « Derrière Galloper, vieux gars ! », et il plongea la main dans la poche de sa tenue et leur jeta un bout de biscuit. L’apparition des comestibles produisit un effet très encourageant qui occasionna immédiatement un élan impétueux vers Watchorn et ce ne fut qu’en brandissant et en faisant claquer son fouet qu’il empêcha la meute de bondir sur lui et sans doute de le terrasser. Après les avoir à peu près calmés, il reprit son chemin vers les écuries, flattant les timides et tenant en respect, du fouet, ceux qui menaçaient de prendre le large. Il réussit à faire son entrée dans la cour des écuries en assez bon ordre au moment où le gros des invités y pénétrait du côté opposé, accoutré des vêtures les plus extraordinaires et les plus incongrues…
L’arrivée au rendez-vous
Capitain Cuttifat, vêtu d’une gracieuse tenue à jupe droite de chez Mose and Son’s, dont le bouton représentait un blood-hound, d’une culotte de peau jaune d’ocre et de bottes Wellington avec bas de vènerie beige… « Nous sommes tous au complet ! » s’exclama Bob Spangles, et il fit retentir un coup de sifflet strident qui eut pour effet de faire ouvrir toutes grandes les portes des écuries et émerger de leurs stalles les coursiers diversement harnachés… Ils pensèrent enfin à s’occuper d’eux-mêmes et quelles escalades on vit alors ! Et quels embrayages ! Quelles cramponnades ! Et que de « Doucement » et de « who-ho » et de « whoa » et de quelles étreintes. Et quels raccrochages et de questions relatives à « si ce cheval était calme… et si un quatrième s’emballait… ». Pendant que se déroulaient les évènements que nous venons de relater, Mr Watchorn avait invité Slarkley à se rendre dans le grenier au vieux foin pour s’emparer du renard à trois pattes qu’il y trouverait et à le lâcher parmi les lauriers qui entouraient le pavillon d’été, où l’on irait attaquer avec tous les égards possibles pour les apparences. En conséquence, Slarkey s’y était rendu, mais le vieil estropié étant monté sur les poutres, Slarkey ne le vit pas ou plutôt ne voyant qu’un renard, il l’empoigna, prenant plus de souci de ne pas être mordu que de s’assurer du nombre de pattes qu’il possédait. La conséquence fut qu’il mit dans le sac un vieux mâle d’une vigueur extraordinaire…
Le lancer et la vue
En voyant par corps son renard qui fuyait le long de l’allée sablée, il ajouta en aparté, constatant la régularité de son allure et le port magistral de sa queue : « Dieu le pourrisse, il nous a sorti le mauvais !».
Mais ce n’était plus le moment de réfléchir. En un instant, la meute faisait résonner la voûte céleste d’un déchainement de mélodie, à laquelle se joignaient les clameurs des suiveurs. « Tâ-â-â-yaut… Hoop ! Hoop ! Hoop ! » s’écrièrent une vingtaine de voix. « Twang, twang, twang » lança la trompe perçante du piqueur. Ses valets se mirent debout sur leurs étriers, faisant claquer leurs pesants fouets qui résonnaient comme des coups de fusils dans l’atmosphère glacée, et apportèrent au brouhaha général leur contribution : « A la meute, chiens ! A la meute ! Ecoute à la tête… ». « F-o-o-o-r-r-a-r-d ! F-o-o-o-r-r-a-r-d » scandait Watchorn, se raidissant sur ses étriers, comme il se remettait en tête dans la ligne droite pour suivre des yeux ses chiens…
Le débuché et la plaine
Dès lors la scène changea. Au lieu du gazon, vert quoique durci du parc onduleux, nos amis se trouvèrent en présence de vastes jachères gelées, sur la surface de laquelle le cheval le plus lourd ne laissait pas d’empreintes. Au moment où Watchcorn & Co émergeaient du parc, Mr Sponge planait au-dessus de la clôture séparant les deux premiers champs, et Miss Glitters rassemblait son cheval pour la charger. Pendant ce temps, les chiens de tête, arrondissant la colline plantée de navets qui y faisait suite, luttaient de vitesse sur une voie à hauteur de poitrine suivis de la meute en file interminable… « Voyez-les là-bas qui chargent à pleine gueule » comme si pareil spectacle l’eût rempli d’extase. « Dieu merci les voilà en défaut » s’écria-t-il, la musique cessant soudain. Mr Sponge et Miss Glitters demeuraient sur place, côte à côte, environnés de l’haleine et de la fumée de leurs coursiers. Watchhorn enfonça alors les éperons dans sa monture. Il poussa son cheval dans ce sens, préparant sa trompe pour sonner aussitôt arrivé. « Twang… twang » fit-il en remontant la haie dans la direction opposée de celle vers laquelle les chiens avaient tendance à aller. « Jamais là ! » déclara Mr Sponge à Miss Glitters, sotto voce, observant la façon dont Frantic travaillait à droite. « Twang, twang » fit la trompe, mais les chiens n’en tinrent aucun compte. « Je vous en prie, Mr Sponge, envoyez-les-moi », rugit Mr Watchorn, redoutant de les voir croiser la voie. Mr Sponge répondit à l’objurgation en tournant son cheval du côté où les chiens battaient de la queue, en les appuyant d’un léger encouragement.
Le relancer à vue
« Envoyez-les-moi » dit Mr Sponge, donnant son fouet à Miss Glitters. Et il cria : « Yor-geot, chiens, yor-geot » ce qui, en idiome humain s’interprète : « au retour chien, au retour » Et il leur fit bel et bien faire, procédant avec beaucoup de circonspection dans la direction où les chiens semblaient avoir tendance à aller. « Ne les pressez pas » cria Mr Sponge à Miss Glitters qui jouait le rôle de valet de chiens avec une énergie quelque peu exagérée. En arrivant à l’abri de la haie, la voie se réchauffa un peu, et après quelques battements de queue occasionnels chez divers trains postérieurs, un chien ou deux risqua un coup de gueule plaintif qui se transforma en musique générale. Après avoir galopé trois quarts de mile, d’un train vertigineux, Mr Sponge vit l’animal traversant une vaste prairie avec tout ce qui lui restait de vitesse, à quelques centaines de yards devant les chiens qui chargeaient magistralement, n’ayant pas encore leur animal à vue, mais le gagnant cependant graduellement de vitesse. Ils passèrent enfin de nez à vue, et ne tardèrent guère, alors, à le culbuter.
Hallali et les Honneurs
« Ha-llali ! » vociféra Mr Sponge, se jetant à bas de son cheval et se précipitant au milieu d‘eux. « Ha-llali » répéta-t-il, plus fort encore, soulevant au-dessus de la meute aboyante, le renard au masque grimaçant. « Hallali » s’écria Miss Glitters, s’arrêtant au comble du ravissement en couple de l’alezan. « Hallali ! » et elle plongea dans la poche de sa selle pour y prendre son mouchoir de dentelle. « Jetez-moi mon fouet » lui cria Mr Sponge, en repoussant les chiens. S’en étant emparé, il déblaya un cercle autour de lui et cueillit la brosse en un instant. « Hallali ! » cria-t-il, et tandis que la meute se jetait sur le charquois, il se dirigea vers Miss Glitters, la brosse à la main, en s’écriant : « Nous allons piquer cela à votre chapeau, à côté des plumes de coq ». La jolie personne se pencha vers lui, et pendant qu’il ajustait avec grâce la brosse à son chapeau, la vue de ses yeux ensorceleurs, de son ravissant visage, et le doux parfum de son haleine firent exploser quelque chose sous la robuste tenue rouge de Mr Sponge, sous son gilet de Corduroy, sa chemise d’Eureka et son gilet de flanelle d’Angola, quelque chose qui le pénétra jusqu’aux extrêmes fibres du cœur. Et il la couvrit d’une telle avalanche de baisers retentissants que son cheval en tressaillit, et qu’un braconnier qui se trouvait par hasard caché dans la haie avoisinante en fut tout estomaqué.
Le retour au château
Mr Sponge n’avait jamais connu de félicité pareille. Il se sentait capable de se tenir debout sur la tête ou de commettre n’importe quelle extravagance, hormis, bien entendu… de jeter son argent par la fenêtre