En chasse, Pollux n’était jamais couplé. Il attendait à l’écart de la meute, qu’il dédaignait visiblement, le nez tendu et les oreilles à l'écoute. La meute le lui rendait bien, montrant qu’elle le détestait aussi, et, quand La Feuille fouettait au change pour la ramener à la voie de Pollux, il passait sur les échines un mouvement de révolte avant que les récris ne relancent la menée. Pollux avait forcé son centième sanglier. Cent sangliers pour prouver que les qualités des générations passées n’ont pas été perdues. Il regardait les anglo-français, les soixante nez dans les auges. Rien à voir avec une curée… Plus tard, quand il le jugerait bon, il sauterait impérieusement dans la gamelle… Pour l’instant, il attendait La Feuille qui allait lui apporter, comme tous les jours, une petite gourmandise. Effectivement, à ce moment le piqueux arriva, tenant un os chargé de viande. Il était suivi de « La Brindille », le second piqueux. Pollux n’aimait pas La Brindille, c’était son ennemi intime. Une affaire toute récente avait mis les deux en froid. Délicatement, le vieux chien prit son os et alla s’allonger sur le bat-flanc où aucun des autres chiens de la meute n’osait le rejoindre quand il était occupé à rogner son repas du soir. Pollux porta son regard sur La Brindille et sur le fouet que celui-ci avait en main, et revécut la chasse du mardi précédent. Voilà l'affaire…

« Hardi mes beaux, hardi, mes valets ! »

C’était une petite chasse de semaine, une sortie de remise en train. Il n’y avait que le maître d’équipage et son épouse, trois boutons, quelques suiveurs et La Brindille qui remplaçait La Feuille, indisponible pour raisons de santé. La Brindille faisait donc office de premier piqueux. Mais La Brindille, c’est de la nouvelle couche, un qui croit encore que les vieux ne peuvent plus rien lui apporter et qui prépare sa gloire, quand La Feuille, bien près de sa retraite, prendra un repos mérité. Probablement aussi proche de ses fins, le vieux Pollux, aux pattes usées, n’était pas encore prêt à radoter sur une voie de change. Mais c’est ainsi, les étoiles montent et La Brindille avait un penchant pour Timonier, dont il voulait faire son chien de tête. Pollux flairait cela. Il n’aimait pas La Brindille, il détestait Timonier. Le canton de forêt où il avait lancé était malaisé, bourru d'épine noire, vif en animaux. En moins de cinq minutes, Pollux avait mis un bon ragot sur pied et La Brindille le sonna au passage de la ligne. Pollux sauta en tête, olympien, de tout le poids de ses quarante kilos, puis les soixante anglo-français suivirent se récriant à voix profondes. Timonier suivait, sans un cri, au milieu du paquet de chiens. La meute s'enfonça dans le taillis. Une aise bienheureuse portait Pollux. L'air mouillé favorisait la trace sur le sol feuillu. La course ruisselante, sous la rude caresse des branches, la senteur, parfois coupée par une place à feu de charbonniers le confortait sur la voie sûre, persistante, dont le fumet montait des terreaux. Son nez fin retenait tous ces bonheurs élémentaires. Sur le layon voisin, La Brindille appuyait le bien-aller. « Hardi mes beaux, hardi, mes valets ! » lançait le piqueux, entrecoupé quelquefois d’un « Hardi Timonier ! » ce qui, assurément, troublait le bonheur de Pollux. La voie traversa la butte du Diable, entra dans la Cruon, sauta le Taintroux d'où elle débucha. Elle débucha même en triple change. Pollux, sûr de la voie, la suivait sur la droite. Quelques jeunes avaient pris vers la gauche alors que Timonier s'engageait au centre. Alors, intervint La Brindille. En quelques foulées, il fut sur le vieux chien : « Arrête, arrête ! », et le fouet claqua sur son rein. Cassé dans son élan, la surprise, la révolte, la stupeur s'acheva en plainte. « Au coûte à Timonier ! ». Pollux ne s'indigna pas, seul un étonnement irrité entra en lui. Il s'arrêta sur la voie chaude, la voie sûre, pour obéir. Sa joie était éteinte, et, sourdement, monta sa colère. Il détestait ce La Brindille qui l'avait frappé et arrêté. Il détestait Timonier dont il devait prendre la voie. Il détestait ce ragot qu’il devait abandonner, mais dont l'odeur lui restait en mémoire. Lourdement, en queue de meute, il rallia. Les chiens étaient à pleine gueule sur la voie du change. Pollux ne daigna pas la relever. Il suivit, en traînard, parmi quelques jeunes qui avaient commencé à perdre cœur. Son cœur, à lui, restait suspendu au ragot. Au bout de trois champs, La Brindille dégagea sa trompe, l'animal était en vue. Il demeura figé, ce qu’il voyait n’était qu’une petite bête rousse et blessée. C'est là-dessus qu'il avait rameuté les chiens. Le maître d’équipage arriva : « Dites donc, La Brindille, ce n’est pas notre animal de chasse. Où est Pollux ? ». L'autre tâcha de se couvrir, piteusement : « Les chiens m'ont échappé au change, mais Pollux est là ». Le maître d’équipage haussa les épaules et regarda Pollux, indifférent, qui savait qu’il ne disputerait pas ses droits, à la curée.

 

La belle menée se fit silencieuse

Le samedi suivant était resté favorable, humide juste ce qu'il fallait. La Feuille n’était pas encore sur pied et La Brindille à nouveau menait la meute. Alors Pollux resta à la traîne et laissa faire Timonier. Il fallut trois quarts d'heure pour mettre un animal sur pied. Le sanglier prit son parti vers les Grandes Parts, un terrain caillouteux, un sale terrain fait de trous et de bosses. C'était bien mieux le mardi précédent quand Pollux les avait emmenés sur le ragot. Etait-ce encore un ragot cette fois, que La Brindille venait de sonner à vue ? Était-ce celui de mardi ? Pollux savait bien que non, celui-là, il en connaissait l'odeur. Ce n'était pas sur lui que la meute courrait aujourd'hui… Cette coupe était éreintante, décourageante. On aurait dit que le sanglier voulait écœurer les chiens dès le début. Et c'était bien possible, elles ont toutes les ruses dans le corps ces bêtes-là. Quand le sanglier rentra sous taillis, l'élan était déjà coupé. « Hardi mes beaux, hardi mes valets ! » lança La Brindille, mais le train était lourd et les appuis du piqueux ne le réveillèrent pas. Le mauvais sort planait… Pourtant, la voie s'était échauffée. La meute avait gravi la butte du Diable, était entrée dans la Cruon pour sauter le Taintroux et la voilà sur un canton plat, plus aisé à suivre. Bien gorgés, les anglo-français avaient repris leur chœur. « Hardi mes valets, hardi mes beaux ! ». La belle menée se fit brusquement silencieuse au carrefour des Moines. Quatre routes en patte d'oie, dont deux de bitumes avaient absorbé le sentiment. La voie était perdue. Les chiens s’égaillaient, fouets levés, langues pendantes. Les boutons arrivaient vers La Brindille quand l’un d’eux demanda : « Où est Pollux ? ». Le piqueux, hélas, appela, sonna tant et plus, mais pas de vieux chien. Pollux avait quitté la chasse…

 

Un drame à deux acteurs se préparait

Il avait trouvé mieux, une voie inespérée, sur-allée par la meute, mais dont il avait reconnu l’odeur. Cette odeur détestée, qu’il gardait cruellement dans sa mémoire rancunière, celle du ragot du mardi précédent. Il n'avait pas hésité, son instinct l'avait poussé sur cette voie. Pollux ne galopait pas à l'hallali, il courait à sa vengeance. Il était seul, livré au drame de la poursuite. C’est pour cela qu’une lice l’avait délicatement posée dans ce monde. Au centre de sa destinée, dans l'acte universel de la chasse, il collait à sa voie, comme des millions de chiens de meute l’ont fait avant lui sur toutes les pistes du monde. Il était seul, car il l’avait décidé. Il ne savait pas cela La Brindille, ni même le maître d’équipage, ni même les boutons. C’est cela qui le portait, dans une exultation satisfaite, sur l'odeur de son ennemi. La voie était maintenant plus aisée, le ragot avait emprunté les layons, sur un sol doux et bien imprégné. Pollux reprenait tout son parcours de mardi, à croire qu’il en retrouvait le sentiment. Il arrivait maintenant à l’endroit où La Brindille l’avait fouaillé mardi, quand soudain, dans un bruit de sursaut, surpris par l'arrivée muette du chien, le ragot bondit hors du roncier qui abritait sa bauge. Un drame à deux acteurs se préparait, le vieux Pollux, une demi-chasse déjà dans les pattes et le ragot, tout frais, qui partait en débuché. Le parcours s'annonçait dur, sur des talus à broussailles. Les labourés que la voie coupait par le travers étaient profonds. En deux champs, la bête noire était hors de vue. Pollux avançait par coups de reins. Aux passages des haies, les feuilles collaient à son poil trempé. Un soir triste commençait à descendre. Rien n'existait, que le galop du chien, la trace du ragot et l'odeur qui s’en dégageait. Au bout, c'était tout l'horizon de Pollux. Il peinait maintenant à passer les talus. Une grande lassitude gênait ses muscles et ses pieds douloureux. Il ne vivait plus que par l'émanation de la voie et par la force farouche de rejoindre le ragot. Il sentait qu'il devait maintenir ce train exténuant pour le rejoindre. Une tristesse désolée montait en lui, la nuit tombait devant ses yeux. Il galopait dans une ombre funèbre, vers un mystère redoutable. Du mystère monta soudain un bruit violent, un fracas qu'il ne reconnaissait pas. Il put encore franchir deux haies et tomba près de son ragot, qu'un paysan, en affût de braconnage, venait de fusiller. Pollux ne se releva pas. Il resta étendu, dans l'odeur de la bête noire… A deux lieues de là, après un défaut de deux heures, l'équipage rentrait, sonnant la « la retraite manquée »…