Les grands vieux sangliers de Silésie

Cette histoire s’est passée en Pologne, dans l’une de ces forêts de résineux, immense par sa superficie, inquiétante par sa profondeur, mais magnifique pour son grand gibier. Il me faut souligner, entre autres, que le sanglier d’Europe centrale, à cette époque, était beaucoup plus grand que celui qui fréquentait, bien trop rarement à mon goût, les massifs de France, proches de la petite localité de la Creuse où nous avions trouvé refuge, de la compassion, et, par la suite, du travail. Mais en Pologne, il n’était pas rare de voir, avant ces années 1950, de lourds sangliers, dont les poids se situaient régulièrement entre 400 et 500 livres. D’ailleurs, le plus gros que j’ai vu tuer en pesait 680… Le grand solitaire est territorial, et il n’aime pas interrompre sa sieste, surtout entre 10 et 16 heures, par temps chaud et ensoleillé. Pas du tout disposé à se faire déloger de son abri, il ne dort que d’un œil, les écoutes toujours en action et il est quasiment impossible de l’approcher en suivant sa trace. Cependant, confiant en sa force, il ne prête pas trop d’attention à un petit chien qui aboie près de lui. Alors, profitant de cette occasion, le chasseur peut l’approcher avec beaucoup de précautions et toujours contre le vent, et, si le biotope le permet, le tirer presque à bout portant. Il arrive aussi que le parcours de quelques centaines de mètres, qui séparent le chasseur du chien, dure plus d’une heure, et dans ces conditions, il faut faire très attention de ne pas casser la moindre branchette ou remuer les feuilles sèches, ce qui ferait partir le gibier. Souvent, le sanglier est couché dans un taillis si épais, qu’il est impossible de l’apercevoir, même à une distance de quelques pas. Dans ce cas, je m’approchais le plus près possible du chien et j’attendais patiemment. Il m’est arrivé par deux fois, de voir le solitaire, agacé par le chien, charger. J’eus ainsi l’occasion de le tirer au moment où il sortait de sa cachette…

 

La perle rare

Mais le plus difficile, dans cette chasse, c’est de trouver un chien qui réponde à ce genre de chasse. Il est impossible d’en dresser un, car un solitaire, jamais coopératif, ne se laisse pas convaincre et n’accepte pas de servir de cobaye. Il est aussi très difficile de dresser le chien en se servant d’un porc domestique, car en l’excitant contre l’animal, il se précipite pour le mordre. Comme nous l’avons vu, à la chasse au solitaire, il ne faut pas que le chien l’attaque trop vigoureusement, il le ferait partir. Alors il faut tout bonnement essayer plusieurs chiens, pour en rencontrer un qui réponde aux conditions nécessaires. Pour ma part, j’en ai eu un seul qui était parfait, et je l’ai eu tout à fait par hasard. Ayant appris que dans le voisinage, un fermier avait des ennuis avec un chien qui faisait peur à ses porcs en aboyant après, je me rendis chez lui. Je constatais effectivement que le chien aboyait, mais de loin et sans jamais les approcher. Je l’achetais sur l’heure. Il s’appelait « Wolf ». C’était un chien noir, avec quelques taches blanches, de la taille d’un basset, probablement issu d’une lignée de griffons vendéens croisé avec du fox-terrier et peut-être même d’autres apports chez ses ancêtres. Je l’ai confié au garde forestier polonais qui m’écrivait, un mois après, que Wolf aboyait parfaitement le solitaire. Il n’en fallait pas plus pour que je prenne le train pour aller passer la fin de semaine là-bas.

 

Pour un coup d’essai…

Le premier jour ne fut pas fructueux. Je suis tombé deux fois sur des sangliers de petite taille qui, découverts et aboyés par Wolf, prenaient la fuite. Chaque fois, le chien revenait essoufflé après une course d’une demi-heure. Le dimanche, en début d’après-midi, alors que je m’apprêtais à déjeuner avec le garde, nous entendîmes, à 300 mètres environ, les aboiements caractéristiques de Wolf : trois récris chaque demi-minute. Je fis tout de suite demi-tour en parcourant une centaine de mètres, pour me placer bien contre le vent et je m’enfonçais dans la forêt avec mon fusil, un calibre 20 chargé de deux balles « Brenneke ». Pour cette chasse, j’employais le plus souvent un fusil très léger et maniable pour pouvoir tirer vite. En faisant très attention à mes pas pour ne pas faire le moindre bruit, après un quart d’heure d’approche, j’arrivais à apercevoir Wolf, aboyant à quelques mètres en regardant un épais buisson de genévriers. Comme de l’autre côté du buisson, la forêt me paraissait moins épaisse, j’épaulais et fis encore quelques pas. C’est à ce moment que bondit un très beau solitaire, prenant la fuite à ma droite. J’ai eu le temps de tirer les deux coups en visant l’épaule à une distance d’une dizaine de mètres. Le sanglier s’enfonça dans la forêt, suivi par Wolf qui le chassait à vue. Mais soudainement le timbre de la voix du chien changea. D’aigu, il devint plus grave. Effectivement, à une centaine de mètres, les récris cessèrent quand Wolf me vit arriver. Ne restaient plus que des grognements sourds du chien, les crocs solidement plantés dans la cuisse du sanglier. Quand le garde m’eut rejoint, nous avons du mal à persuader Wolf de lâcher sa première victime. Mais sympa, il se plaça ensuite à côté et l’accompagna, fièrement assis dans la charrette sur laquelle, avec grands efforts et avec l’aide d’un garçon de ferme, nous avons chargé l’énorme bête de… 520 livres.

 

 Il nous trompe ! »

J’ai chassé plus de dix ans avec Wolf. Puis son museau devint blanc et son dos s’argenta de poils gris. Seule sa queue en tire-bouchon s’agitait toujours avec vigueur et avec la même joie en me voyant. Il ne battait plus la forêt au galop, mais s’enfonçait au petit trot, toujours contre le vent, en s’arrêtant de temps en temps et en soufflant comme un vieil asthmatique. Sa dernière chasse est restée particulièrement gravée dans ma mémoire… Comme d’habitude, je vins sur le secteur pour l’ouverture de la chasse aux perdreaux. De très bonne heure, vint me voir le garde forestier. Il me signala qu’un solitaire de taille énorme avait laissé ses traces, d’entrée et de sortie, depuis quelques jours, dans la partie de la forêt de pins. C’était presque sûr qu’il avait choisi ce lieu pour ses siestes. Adieu perdreaux et bon déjeuner d’ouverture. Nous prîmes immédiatement le chemin et arrivâmes vers 10 heures. En suivant les conseils du garde, je pris cette fois ma carabine, la forêt, dans ce secteur, n’étant pas très épaisse. Wolf partit au petit trot, s’arrêtant de temps en temps pour souffler. Après une demi-heure de quête, nous entendîmes les trois aboiements caractéristiques du chien signalant le solitaire. Trente secondes plus tard, les trois aboiements suivants. Pas de doute, le sanglier était là. Profitant du tapis d’aiguilles de pins et de mousse, j’avançais précautionneusement. En moins de vingt minutes, je me trouvais devant une grande clairière d’où venait la voix du chien. J’étais très étonné et trouvais impensable qu’un solitaire ait choisi pour sa sieste, un endroit aussi dégagé. J’avançais encore de quelques pas et restais stupéfait devant le tableau qui s’offrait à mes yeux. Dans cette grande clairière, avec un grand pin en son centre, confortablement couché à l’ombre, à quelques mètres d’une vieille fourmilière à moitié démolie, se trouvait mon vieux Wolf. Il aboyait de temps en temps et entre deux appels, se grattait l’oreille avec sa patte. Nous sommes restés quelques instants à contempler ce spectacle, sans comprendre. Pas de doute, le vieux chien ne pouvait pas courir comme d’habitude, il nous trompait. Alors, sans aucune précaution, je me dirigeais vers lui. Je n’avais pas fait trois pas, quand, tout à coup, la fourmilière remua et un solitaire de taille respectable bondit en s’enfuyant vers ma gauche. Il passa si près de moi que, contrairement à mon habitude de ne tirer le sanglier qu’à l’épaule, je lui logeai une balle derrière l’oreille. Il culbuta comme un lapin. Je réarmais mon arme en vitesse, mais quand je levais les yeux, Wolf tenait déjà la cuisse du sanglier qui gigotait encore. C’était bien ma dernière chasse avec lui.

 

Epilogue

Deux semaines plus tard, on trouva Wolf, mort dans sa niche. Il était couché devant sa cuvette de soupe, bien vidée et les bords léchés proprement. Jusqu’à sa mort, il avait aimé l’ouvrage bien fait…