Après « l’affaire du poste », Hubert s’est donc fait un devoir de me « protéger ». Je suis son pote, son camarade de chasse, et il ne faut pas me chercher car j’ai mon garde du corps personnel. Et j’en connais de ces « cochons » qui s’en souviennent encore. Sûr qu’ils ont, ou vont transmettre la recommandation à leurs descendants ! Je me souviens, gamin, quand je tournais fébrilement les pages du nouvel album d’Astérix. Et maintenant, des années plus tard, je les voyais en direct, ces deux Gaulois, avec des tas de sangliers à leurs pieds dans les collines de ma chère Provence. Si, pour nourrir Obélix, il fallait le plus gros sanglier possible, Hubert, quant à lui, se fiche royalement des attila de Turquie. Il n’a jamais eu l’envie d’aller culbuter l’un de ces géants, mais leur préfère nos petits « cochons », nourris aux herbes du midi. C'est une question de goût… Et puis arriva la grande ouverture des battues. Cette année-là, le temps a été favorable : pas d’incendie, l’hiver passé sous des températures clémentes, un développement des cultures appétentes et nourricières et des laies qui ont fait de belles portées. Il s’est vu des compagnies de plus de vingt sangliers. Bref, les collines foisonnent de grognements de suidés, pendant que les petites cochonnes tombaient la culotte attendant que les gros porcs les honorent. Aujourd'hui, il ne faut donc pas s’étonner des dégâts… Sûr, il n’y a pas besoin de les soutenir au Viagra ces cochons-là ! Alors, ce matin-là, jour d’ouverture, Hubert a le sourire aux lèvres. Il le sent, c’est sûr de sûr, il va se passer quelque chose… Après la traditionnelle « veillée d’armes », on est déjà tous un peu fatigués de la non moins traditionnelle nuit blanche qui précède le « grand jour ». Au rond du matin, pendant que les uns remettent la cartouchière en place, que les autres sont encore au café, il y en a un qui recherche fébrilement ses papiers dans ses poches, et son voisin ses clefs de voiture… Bref, les consignes de tir ne sont guère écoutées. Puis le chef de battue distribue aux deux nouveaux les gilets et les casquettes orange. Ça rediscute de tout et de rien, et on regagne les voitures afin que tout le monde gagne rapidement son poste, sur le territoire de cette première battue, qui n’est pas trop éloigné du village. Rien n’a véritablement changé depuis la dernière traque de l’an passé. Jules nous a quittés, Pierre et Jérôme s’intègrent à l’équipe, Hubert a bien pris encore quelques bons macro-grammes et quelques centimètres de tour de taille, et le groupe peut s’enorgueillir de compter en ses rangs, une Diane chasseresse en la personne de Solange, célibataire aguerrie et passionnée par les chiens, sans doute la meilleure « traqueuse » du canton. Les collines lâchent leurs dernières volutes de brume en cette fin de nuit, alors que là-bas, au loin, on entend déjà des récris de chiens dans le vallon.

- Trop tôt pour découpler, ils sont fous ! me dit Hubert, que je viens juste de laisser au poste n° 9, à proximité d’une belle coulée régulièrement empruntée. C’est le passage de « la croix blanche », peut être nommé ainsi parce que le regretté Jules y avait construit, en contrebas, une sorte de muret en pierre, en forme de « V », la pointe dirigée vers la vallée. Ce muret, d’une hauteur d’un bon mètre, est visible depuis le chemin placé en contrebas à 40 ou 50 mètres, en pleine pente. J’ai d’abord pensé que c’était un poste d’affût aux palombes, qui remontent en novembre et sautent la colline, aidées pat le Mistral, mais il n’en est rien… En rejoignant mon poste, et en respect pour le pauvre Jules, j’ai fait le signe de la croix, comme il le faisait lui-même quand il prenait son poste. Après avoir franchi la dernière courbe, je ne vois plus Hubert, chacun gardant sa part de chemin. Lui surveille sa droite, moi ma gauche, placés l’un et l’autre de part et d’autre du virage. Quand même bizarre que les sangliers sautent là, mais si Jules prenait souvent ce poste-là, c’est qu’il avait ses raisons… Bien que l’endroit ne nous soit pas vraiment familier, nous nous installons dans l’attente. Et ce ne sera pas long puisque les chiens à la Solange donnent de la voix. Ça remonte le vallon… Elle a même crié, plutôt hurlé « A-hou les chiens. Allez, allez les chiens !, Ah-hou, Ah-hou, Ah-hou… ». Je devine Hubert tous les sens en éveil, et j’en arrive à penser que Solange hurlait peut-être « à vous, à vous… ». Mais on a perçu sa voix comme un écho seulement, comme le cri d’un corsaire breton à l’abordage du vaisseau ennemi, le son cassé par les vagues, les syllabes brisées, les mots transportés çà et là par les vents tumultueux… C’est plus fort que moi, il faut que je voie. Je vais donc au plus près de la pente en restant sur le chemin. Et là… pour voir, j’ai vu… toute la compagnie de sangliers qui montait la pente, la laie meneuse devant, et les autres se poussant les uns les autres pour se frayer un chemin et la suivre… droit vers la « croix blanche ». La suite est presque incroyable… La compagnie s’est scindée en deux, la grosse laie suivie de quelques bêtes rousses, venant vers mon poste, et l’autre moitié de la compagnie, emmenée par un beau ragot, filait tout droit sur Hubert. Le pire, c’est qu’après les premiers coups de fusil et de carabine, les survivants se rendant compte de leur séparation, de leur fragilité, de leur solitude, tentèrent de se regrouper… et de reprendre une « rafale ». La laie meneuse, comme si elle prenait soudainement conscience que la moitié des siens était en mauvaise posture fit demi-tour et plongea littéralement vers la vallée, ce qui permit à Hubert de leur souhaiter encore une fois un bon voyage… Tel était donc le secret de Jules et de sa « croix blanche ». la débandage « sanglière passée, je rejoignis Hubert qui avait les yeux d’un gosse, un matin de Noël. Il a marché du plus vite qu’il a pu. Il tremblait encore quand il m’a serré dans ses gros bras. A n’en pas douter, c’était la plus belle battue de sa vie… C’est vrai que pendant quelques années, dans l’entre-chasse, on est remonté souvent à la « croix blanche ». Si on n’a pas osé y prier, on a remis au-dessus, délicatement les pierres blanches qui étaient tombées à cause des rafales de Mistral et… du temps qui passe. Un jour, il a emmené Hubert lui aussi… et Solange est devenue une dame âgée qui ne traque plus bien longtemps. Depuis, les sangliers ont changé de secteur, et on ne fait plus battue du côté de la « croix blanche ». J’y monte encore quelques fois, à l’affût aux palombes, mais seulement lorsqu’il y a Mistral, ce vent qui balaie tout, la garrigue, le muret, les derniers souvenirs… Ce Mistral qui rend fou… aussi fous que les cochons qui passaient là… à la « croix blanche ».