Un mariage distingué

Elle épouse Roger de Martel de Janville, gentilhomme accompli, écuyer distingué, sportman éclairé et excellent fusil qui brille sur les pas de tirs aux pigeons du bois de Boulogne et de Monaco. Elle envoie ses premières chroniques sur la bonne société nancéienne à « la Vie parisienne », sous la signature de A. Ouich. Le couple quitte Nancy en 1878, et c’est à Paris qu’elle devient « Gyp ». Installée à Neuilly, qui sera l’adresse de son bureau et de son salon, sa correspondance traduit son non-conformisme : encre bleue-violette étalée en diagonale sur la feuille, missives galopées à large écriture très appuyée. Elle devient « l’œil de Paris » et chez elle se pressent les grandes plumes de l’époque : Marcel Proust, Paul Valéry, Edgar Degas, Robert de Montesquiou… Par contre, elle déteste Georges Ohnet qu’elle trouve mal fagoté, digne, dit-elle « de l’armée du salut ! ». Dans le monde des lettres, elle admire deux stylistes, Maupassant et Barrès. C’est ce dernier qui racheta, en 1907, le château familial de Mirabeau, qu’elle avait acquis en 1895 malgré ses difficultés financières, et que les travaux de remise en état achevèrent de ruiner… du moins provisoirement.

 

Dessin et écriture

S’inspirant sans doute de l’expérience de sa mère qui était une bonne chroniqueuse pour les journaux locaux, « Gyp » débute en littérature en 1877 et parallèlement, dessine avec talent sous le nom de « Bob ». Son œuvre, importante, compte quelque 120 ouvrages avec des rééditions soutenues, tant et si bien que la critique littéraire s’essouffle à suivre cette incessante production. Elle commence en 1882 avec le « Petit Bob », portrait du gamin qui vous fait perdre votre sang-froid. Suit une production abondante sur 30 ans, cependant presque tombée dans l’oubli, si ce n’est quelques titres qui traitent de la chasse. Elle est, selon Adolphe Bresson, « la première femme qui ne se soit pas résignée à ne pas être un homme de lettres… ». Elle porte haut l’étendard de la lutte féminine, et ses engagements dans le courant ultra-nationaliste lui font produire une chanson de marche, où elle fustige le président Loubet qui avait autorisé la révision du procès Dreyfus. En mai 1900, elle est enlevée et séquestrée par un commando dreyfusard. Elle s’échappe, comme dans un roman de cape et d’épée, en déroulant les cordelières des rideaux pour descendre du second étage, et escalade la grille pour rejoindre Paris, où elle y manifeste à nouveau son caractère de garçon manqué. A la fin de sa vie, femme de cœur, elle fait un legs de 3,5 millions de francs de l’époque pour la construction d‘un sanatorium pour la convalescence des militaires. Ainsi est honorée la mémoire de son fils, mort au champ d’honneur. Après une vie bien remplie, autant par les livres que par les rencontres, elle décède en 1932, dans son appartement, boulevard Bineau, à deux pas du parc de Neuilly sur Seine.

 

Une riche bibliographie

En 1885, dans sa bibliographie cynégétique, J. Thiébaud inscrit : « Plume et Poil », « Les Chasseurs » avec illustrations de Crafty en 1888, « Sportmanomanie » en 1898, où l’impitoyable auteure s’en prend spécialement aux hommes de sport, « Cavaliers et chasseurs » et « La Chasse de Blanche » en 1910. Il est possible d’y adjoindre « Du temps des chevaux et des chevaux », puisque Gyp y raconte des chasses familiales. Mais, comment a-elle pu devenir écrivaine cynégétique après avoir écrit qu’elle déteste la chasse et n’arrive qu’après l’hallali ? Pour elle, la chasse, qui n’est plus alimentaire, ni même un sport de plein air, devient outil de relation sociale. Voilà l’unique regard de Gyp, si moqueuse, si impitoyable pour les travers des hommes. Elle analyse ces manèges de coquetterie autour d’un fusil ou d’un chien. Elle les aime les chiens, et elle en parle : « Dans le chenil, la paille est renouvelée, et Nana, la chienne a bien été recousue sous l’œil averti de Mademoiselle Eva, la fille de la maison et du piqueur Briffou… ». Gyp nous fait rencontrer un cocker spaniel qui rapporte le gibier avec une délicatesse de toucher à ne pas faire fondre une glace. Le chien de meute, lui, n’est pas un prisonnier : « …du reste, je ne vois pas la nécessité d’augmenter cet espace. Il est très satisfaisant ce petit préau. Il y a des prisons où c’est beaucoup plus petit ! ». Au chenil, on emploie des remèdes de bonne femme, comme le collier de bouchons de liège pour faire passer le lait à la lice, et la carcasse de cheval pour nourrir les chiens. « Comment, on leur donne ça à manger, ça tout cru ! Mais vous les rendez féroces, ces chiens. Vous verrez qu’un jour, ils finiront par vous dévorer. Ils ont l’air affreusement méchants… », dialogue écrit en 1888, mais d’une actualité brûlante…

 

La vie parisienne 

« Les Chasseurs » sont dédiés à Marcelin, créateur de la « Vie Parisienne ». Etienne Planat (1829/1887), de son vrai nom, fonda en 1862 cette revue mondaine et galante bien représentative du rayonnement international du style de vie à Paris. Ce lourd ouvrage de 323 pages est rendu léger par les croquis vivants dus à la lorgnette de Gyp, et agrémenté du trait acide de Crafty, déjà présenté dans une chronique précédente (PLC n° 764). Prose et dessins sont au même accord. Ces sont des croquis dialogués, faciles à lire, que le lecteur peut parcourir dans l’ordre que son humeur décidera. Il y a 16 chapitres pour couvrir ce monde cynégétique. L’ouverture de la chasse, moment ô combien solennel, est au début : « quel sera le pourboire du garde » et « conversation entre les chiens des invités qui se plaignent de la soupe ». Il est abordé le coût d’un équipage qui repose sur les épaules d’un homme, et bien sûr, la fin de saison, où l’on dresse le bilan des bons moments. Les militaires, sous les ordres du général de Labaderne, rangés dans la rubrique « Chasseurs pour rire ! », ne sont pas épargnés. Scandale, car bien mal à l’aise avec les armes ce général qui dialogue avec le possesseur d’un fusil moderne : 

- C’est un fusil hammerless. Alors, comment voit-on que c’est armé ?

- On ne le voit pas…

- Mais, c’est horriblement dangereux. Si je voyais un outil pareil entre les mains d’un de mes subordonnées, je … ».

Mais la chasse est aussi l’affaire des chasseurs. Bien que la nature soit absente, il est facile d’imaginer les plaines du bassin parisien et les belles futaies engazonnées qui ceinturent Paris. Alors là, Gyp se délecte de ces messieurs qui se toisent avec une attention féroce. C’est un reportage sur les us et coutumes de la chasse avec sa chronologie rythmée comme un papier à musique : 6 heures : éveil du personnel du chenil ; 9 heures : les sonnettes s‘agitent pour le service privé des invités et annoncent le copieux petit déjeuner pour 9h30 et le rendez-vous fixé à 11 heures. Le pauvre chasseur est bien mal en point avec sa gâchette- reflexe : « Je ne peux pas voir voler un oiseau sans avoir idée de le descendre… Donc, j‘épaulai et je tirai… ». Enfin, arrive la fin de saison avec plaintes et regrets :

- Oh, la Guigne qui proteste, qui se pose en amateur de vrai gibier !

- C’est admirable, il n’a rien tué !

- Mais si. Il a tué deux chiens et un rabatteur !

Et la conversation se termine en apothéose :

- C’est que j’aime tant la chasse !

- Vous savez, on aime toujours les choses pour lesquelles on n’est pas bien doué…

Gyp anticipait donc notre monde actuel, lorsqu’elle mettait en garde, dans une supplique à Saint-Hubert : « Contre les battues électorales et les coups de fusils des électeurs, protégez-nous ! ».

Au moins, avec Gyp, on peut sourire de nos petits travers et plus que jamais, mettons-nous sous la garde de notre grand saint patron, pour lire les bons auteurs et adapter notre quotidien afin de le sauvegarder.

 

 

Extrait

 

Une vocation plombée

 

Deux jours plus tard, nous rentrions à Janville où Louis de Montfort venait d’arriver avec le général. Et tout de suite, mon beau-père s’occupa d’organiser une battue pour le lendemain. Comme depuis le début de la guerre, la chasse avait été interdite, les gens se plaignaient avec amertume des dégâts causés par les lapins. Mon beau-père était accablé de réclamations. La battue aiderait à passer le temps et donnerait un commencement de satisfaction aux cultivateurs déchaînés. Jean de Montgeon, bien qu’il ne fût pas chasseur comme ses cousins et son oncle, n‘était pas fâché de tirer quelques coups de fusils…

Au moment du départ, comme j’étais sans chapeau sur le perron, M. d’Aigneaux me dit :

- Comment, ma nièce, vous ne chassez pas avec nous ?

- Jamais, la chasse me fait horreur !

Mon oncle me regarda ahuri et, à partir de ce moment-là, je suis sûre qu’il me considéra comme une infirme. Pour lui, la seule raison de vivre était la chasse, de jour en plaine et de nuit au gabion. Vers trois heures, Cyriarque, le maître d’hôtel, m’appela pour me montrer, à la cuisine, un gigantesque panier dans lequel il était fier d’avoir fait tenir tout le goûter des chasseurs, c’est à dire un pâté, une terrine, des pommes, des poires, du beurre, du fromage, deux miches de ce pain normand tassé qui pèse un poids fantastique, et de nombreuses bouteilles de vin et de cidre mousseux, des assiettes, des couverts, des serviettes, etc, etc… Il est vrai que ce panier avait des proportions géantes. C’était une de ces immenses corbeilles à deux anses, où les blanchisseuses transportaient les jupons au temps où ils étaient amidonnés… Cyprien, seul et parfaitement de sang-froid, se désolait. Il m’expliqua que le rabatteur auquel il avait donné rendez-vous pour l’aider à porter le panier, n’avait probablement pas compris. Notre cocher était à promener les chevaux, et comme il n’y avait d’homme nulle part. Je demandai :

- Est-ce que le panier est bien lourd ?

– Oh, més oui, qu’y l’est. J’pourrais le porter tout seul, bié sûr, si qu’ça serait moins encombrant et pas tant délicat, mais faudrait que j’le couche sur l’flanc et alors gare à la casse. Enfin, s’y a personne, faudra ben…

Je soulevai un côté du panier, qui, en effet, était très lourd. J’aimais bien Cyprien et l’idée que ce pauvre bonhomme, qui me paraissait déjà vieux (il devait avoir cinquante ans) allait faire un kilomètre avec un poids pareil sur le dos me terrifia. Je lui dis :

- Je vais essayer de porter le panier avec vous…

Ce qu’il était lourd ce panier ! Et comme j’étais plus petite et que Cyprien était grand, nous avions beau nous appliquer pour maintenir l’équilibre, la charge dégringolait toujours sur moi. Et, c’était sans remède. La traversée du petit bois et d‘un énorme champ de betteraves me parut interminable. Les chasseurs, assis en ligne devant un boqueteau, acclamèrent de loin l’arrivée du panier, qui était très en retard. Le général tonton flingueur était debout à quelques pas en avant des autres. A ce moment, un lièvre, tapi dans un layon, partit à ma gauche entre le général et moi. C’était au moins le quatrième animal que nous dérangions. Le gibier pullulait, après dix-huit mois de calme. A l’instant sans hésitation, le général leva son fusil. Je vis le mouvement et Cyprien aussi. Ensemble, nous nous jetâmes en avant en appuyant vers la droite. Mais déjà, le coup était parti. Le lièvre tomba et je sentis des petites piqures en haut du mollet et sur le devant de la jambe gauche. Je posai précipitamment le panier et je m’assis par terre, tandis que Cyprien, oublieux de tout protocole déclarait :

- Sacré vieux fou !

Mon mari, mon beau-père, Jean de Montgeon et l’oncle d’Aigneaux avaient vu le coup et se précipitaient sur moi en tumulte. Mon premier mouvement avait été de rire, mais, peu à peu, je m‘énervais, parce que Jean, qui était adroit comme un singe, m’enlevait, avec son canif, les plombs restés à fleur de peau sur la partie dure de la jambe, et cela me faisait très mal. Heureusement, le lièvre était mort sur le coup. Si je l’avais vu se débattre, j’aurais été capable de me mettre à pleurer. Le pauvre général de Montfort était navré. Il disait :

- Je ne sais pas comment j’ai tiré. Je ne sais où…

- Non, répond Jean de Montgeon, c’est Gabrielle et le lièvre qui le savent…

Puis il se relève, tout fier de son travail. Il a retiré sept plombs et quatre petites taches bleues indiquent ceux entrés trop profondément pour être atteints.

- Qu’est-ce que va dire Louis, mon Dieu ! demande le général, qui a l’air plus malade que moi. En même temps, mon mari, Jean et moi, déclarons :

- Il ne faut surtout pas le lui dire ! 

- Mais vous boitez ! fait observer mon beau-père

- On lui dira que je suis tombée. D‘ailleurs, je boite parce que j’ai la jambe engourdie, mais ça va passer

- Heureusement, dit Jean, c’est le lièvre qui a eu la meilleure part…

Une chose m’embête infiniment, c’est de savoir que ces quatre grains de plomb font à présent partie de moi-même. C’est ridicule, mais cette adoption forcée m’irrite. Le bon général, qui s’évertue à trouver des paroles consolantes, me dit :

- J’ai un ami qui a reçu comme ça des grains de plomb, et il remue aussi bien que s’il n’en avait pas…

Alors je finis par me hérisser et je lui réponds :

- Ça m’est égal ! Moi, quand je n’avais pas de grains de plomb, je remuai bien mieux que depuis que j’en ai…

Grand Saint-Hubert, contre les fusils perfectionnés qui partent sans attendre l’injonction de leurs propriétaires, protégez-nous ! Grand Saint-Hubert, des chasseurs impétueux, délivrez-nous ! Ecartez de nous les mauvaises pensées, qui nous font souhaiter la guigne pour le voisin et le succès pour nous, mais faites pourtant, si c’est possible, qu‘il en soit ainsi. Amen