Auteur engagé, mais dégagé de toutes contraintes

Le format de la nouvelle, qui est l’unique cadre pour y loger ses historiettes de chasse, ne laisse à Maupassant que quelques pages pour s’introduire dans le décor, planter ses personnages pour une action resserrée, avant la chute, toujours originale et surprenante. Aussi, il faut un bon coup de fusil avec une arme bien chokée ! Mais, l’auteur cède le propos à des narrateurs qui déballent leurs souvenirs bien plus pénétrants que ne le laisse entendre leur légèreté apparente. L’opus, qui regroupe les nouvelles cynégétiques, a tout d’abord été baptisé « Contes de la Bécasse » en 1883, avec 16 nouvelles. Différentes éditions postérieures sont connues sous le nom de « Récits de chasse et Contes ruraux », mais laissons de côté ces querelles de spécialistes et conservons cette vingtaine de bijoux littéraires, dans lesquels votre imagination pourvoira  à la concision de ces textes. Dans les nouvelles dédiées à la chasse, le décor descend les méandres de la Seine, à Chatou, pour s’établir dans des bocages haut-normands du Pays de Caux. Avec son ami Fontaine, il allait tirer l’alouette au miroir dans la plaine de Bezons. Dans ses lignes, pas de descriptions tirées d’un guide de voyage touristique, mais une allégorie bien plus typée : « une berge noyée de brumes, un petit vallon ou plutôt une grande ondulation de terres de mauvaise qualité, excellente réserve à gibier… Nous sommes sensibles à l’aspect charnel de cette terre humide, de terre dévêtue, comme on sent une odeur de chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d’une femme… Mais c’est aussi la sauvagine, reine du marais… ce monde entier sur la terre, monde différent qui a sa propre vie, ses habitants sédentaires… rien n’est plus troublant, plus inquiétant, plus effrayant parfois qu’un marécage… Pourquoi cette peur qui plane sur ces plaines basses couvertes d’eau ? Marais, pays de rêve, pays redoutable cachant un secret inconnaissable et dangereux… ». Pour lever ces lourds secrets, il faut des êtres de passion, car ils chassaient d’un bout à l’autre de l’année, sans repos, sans arrêt, sans lassitude. Ils n’aimaient que la chasse, ne vivaient que pour elle, ne parlaient que d’elle et ne comprenait pas autre chose. « Ces chasseurs-là étaient du type grand normand, de ces hommes puissants, sanguins, osseux, qui lèvent sur leurs épaules des voitures de pommes… » ou dans Amour « un gaillard de quarante ans, roux, très fort et très barbu, demi-brute aimable, d’un caractère gai, doué de cet esprit gaulois, qui rend agréable la médiocrité… ». Maupassant grave cette sentence lapidaire : « on doit être malheureux quand on n’aime pas la chasse ». Mais le chasseur côtoie l’indicible : « il semblait flairer dans l’ombre, possédé des pieds à la tête par la passion de la chasse », et l’absolution tombe des lèvres douces d’une femme : « c’est égal, c’est beau d’avoir des passions pareilles ». Mais l’accoutrement de Berthe Villers en « manière d’amazone, avec des bottes, des culottes d’hommes, une jupe courte, une jaquette de velours trop étroite pour la gorge et une casquette de valet de chiens », nouera l’aiguillette de notre viril baron de Coutelier. La chasse est et doit rester une affaire d’hommes.

 

L’humour acide

Pour se rendre au poste, il faut escalader « une étrange voiture de chasse… ce tremblement de terre roulant avec ses caisses pour les provisions, ses caisses pour les armes, ses caisses pour les malles, ses caisses à claire-voie pour les chiens… Tout y est à l’abri, excepté les hommes, perchés sur des banquettes à balustrades… ». Le chasseur y retrouve ses trois bassets « petits crocodiles à poils ». Le baron de Coutelier avait de longues histoires de chiens et de furets, dont il parlait comme de personnages marquants qu’il aurait beaucoup connus. Il dévoilait leurs pensées, leurs intentions et le premier réflexe de M. Boniface, dans « Le Garde » est de sauver Bock, son grand braque du Poitou. Ce rituel de la chasse interdit toute interférence sociale : « mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et Jean d’Arville n’interrompit point sa course, mais il jura. Non d’un nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l’hallali ! ». Même le gendre mort doit attendre la fin de la chasse des guillemots pour être enseveli : « parbleu, mon cher, deux jours de plus ou de moins n’y feront rien dans son état… ». La chasse, c’est l’exaltation codifiée et tamisée par les usages de la curée : « les chiens mangeaient les entrailles puantes du sanglier, criaient et se battaient… La fanfare s’en allait dans la nuit claire… et les femmes attendries par toutes des choses douces et violentes s’appuyaient au bras des hommes… ». Nous croisons presque l’ombre du crime, quand Karl, dans Amour, tire la seconde sarcelle : « ce fut comme si on avait coupé la corde qui tenait suspendu l’oiseau. Je vis une chose noire qui tombait et j’entendis dans les roseaux, le bruit d’une chute… Je les mis froids déjà dans le même carnier et je repartis, ce jour-là, pour Paris… ». Mauvaise conscience et condamnation contre la violence gratuite faite à l’âne par Maillochon et Labouisse, qui sortent du cercle des chasseurs, pour descendre dans l’enfer des ravageurs, « écumeurs d’égouts ». Marius, le neveu du Garde est « dans la race humaine, l’effet de ce que sont les bêtes puantes chez les animaux. C’était un putois ou un renard, ce galopin-là… Tiré au fusil dans sa fuite, il a le reflexe, comme s’il eût voulu encore courir à quatre pattes à la façon des lièvres blessé à mort… ». Maupassant aime faire parler la poudre, puis en parler, car le conte de chasse joue sur l’oralité du discours souvent prévu en fin de journée ou après un bon repas. La chasse n’est pas l’univers heureux des écrivains classiques. Maupassant, écrivain moderne, a un style qualifié de plat, comme Hardy dans ses descriptions des paysans du Wessex. Dans les interstices, on découvre le goût du sang, ou selon son ami et contemporain Viardot, la « bosse du meurtre ». Maupassant, en bon Nemrod, utilise avec brio les codes de la nouvelle pour leurrer et frapper, avec précision, le gibier qu’est le lecteur. Quelle chute il apprend le motif du départ de M. d’Arnelles. Les histoires de chasse ne sont donc pas des historiettes anecdotiques. Elles lèvent des questions souvent fort embarrassantes. Elles troublent notre quiétude sur l’amour, la fidélité et notre rapport au fantastique. Maupassant s’est toujours réservé la liberté absolue du dire du mal. Relisons ces pages d’humour acide et avec lui « je repars sur les sentiers, avec des élans de bête libre… ». Nous pouvons l’accompagner sans restriction au fil de ces pages. Bonne relecture.

 

 

Extrait : Le loup

 

Voici ce que nous raconta le vieux marquis d’Arville, à la fin du dîner de Saint Hubert, chez le baron des Ravels…

 

On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des convives qui n’eût point pris part à cette poursuite, car il ne chassait jamais. Pendant toute la durée du grand repas, on n’avait guère parlé que de massacres d’animaux. Les femmes elles-mêmes s’intéressaient aux récits sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les attaques et les combats d’hommes contre les bêtes, levaient les bras et contaient d’une voix tonnante. M. d’Arville parlait bien avec une certaine poésie un peu ronflante, mais pleine d’effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car il la disait couramment, n’hésitant pas sur les mots choisis avec habileté pour faire image. « Messieurs, je n’ai jamais chassé, mon père non plus et non plus mon arrière-grand-père. Ce dernier était le fils d’un homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous dirai comment. Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d’Arville, notre château de Lorraine, en pleine forêt. Ils chassaient tous deux, d’un bout à l’autre de l’année, sans repos, sans arrêt, sans lassitude. Ils n’aimaient que cela, ne comprenaient pas autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela. Ils avaient au cœur cette passion terrible, inexorable. Elle les brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien d’autre. Ils avaient défendu qu’on ne les dérangeât jamais en chasse, pour aucune raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard et Jean d’Arville n’interrompit point sa course, mais il jura : « Nom d’un nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l’hallali. Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès le lever du jour, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des oiseaux autour du château jusqu’au moment de partir pour forcer quelque grosse bête… Ils étaient, parait-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l’aîné, avait une voix tellement forte que suivant une légende dont ils étaient fiers, toutes les feuilles de la forêt s’agitaient quand il criait. Et lorsqu‘ils se mettaient en selle, tous deux pour partir à la chasse, ce devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher leurs grands chevaux. Or, vers le milieu de l’hiver de cette année 1764, les froids furent excessifs et les loups devinrent féroces… Et bientôt, une rumeur circula…

On parlait d’un loup colossal, au pelage gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d’une femme, étranglé tous les chiens de garde du pays, et qui pénétrait sans peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes… Les frères d’Arville résolurent de le trouver et de le tuer. Ils convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays. Ce fut en vain… On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons, on ne le rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui–là. Et, chaque nuit qui suivait la battue, l’animal, comme pour se venger, attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du lieu où on l’avait cherché. Une nuit enfin, il pénétra dans l’étable aux porcs du château d’Arville, et mangea les deux plus beaux élèves. Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi… Depuis l’aurore jusqu’à l’heure où le soleil empourpré descendit derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien trouver. Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux par une allée bordée de broussailles et s’étonnaient de leur science déjouée par ce loup, furent saisis soudain d’une crainte mystérieuse. L’aîné disait : « cette bête n’est point ordinaire. On dirait qu’elle pense comme un homme ». Le cadet répondit : « on devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l’évêque, ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu’il faut ». Puis, ils se turent. Jean reprit : « Regarde le soleil, s’il est rouge, le grand loup va faire quelque malheur cette nuit ». Il n’avait point fini de parler que son cheval se cabra et celui de François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes s’ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui détala à travers le bois. Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et se courbant sur l’encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant d’une poussée de tout leur corps, les lançant d’une telle allure, les excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de l’éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes entre leurs cuisses, comme s’ils s’envolaient…

Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les ravins, grimpant les côtes, dévalant les gorges, et sonnant du cor à pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens. Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du front une branche énorme qui lui fendit le crâne. Il tomba, raide mort sur le sol, tandis que son cheval, affolé, s’emportait, disparaissait dans l’ombre enveloppant les bois. Le cadet d’Arville s’arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras son frère, et il vit que la cervelle coulait de la plaie avec du sang. Alors, il s’assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée et rouge, et il attendit en contemplant cette face immobile de l’aîné. Peu à peu, une peur l’envahissait, une peur singulière qu’il n’avait jamais sentie encore, la peur de l’ombre, la peur de la solitude, la peur du bois désert, et la peur aussi du loup fantastique qui venait de tuer son frère pour se venger d’eux… Ce silence morne du soir glacé avait quelque chose d’effrayant et d’étrange…

Et brusquement, dans le sentier qu’envahissait la nuit, une grande forme passa. C’était la bête. Une secousse d’épouvante agita le chasseur. Quelque chose de froid, comme une goutte d’eau, lui glissa le long des reins, et il fit, ainsi qu’un moine hanté du diable, un grand signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l’effrayant rôdeur. Mais ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et, soudain, passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d’une rage désordonnée. Alors, il piqua son cheval et s’élança derrière le loup. Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant des bois qu’il ne reconnaissait plus, l’œil fixé sur la tache blanche qui fuyait dans la nuit descendue sur terre. Son cheval aussi semblait animé d’une force et d’une ardeur inconnues. Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux rochers, la tête et les pieds du mort jeté en travers de la selle. Les ronces arrachaient les cheveux, le front, battant les troncs énormes, les éclaboussait de sang, les éperons déchiraient des lambeaux d’écorce. Et soudain, l’animal et le cavalier sortirent de la forêt et se ruèrent dans un vallon comme la lune apparaissait au-dessus des monts. Ce vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue possible, et le loup acculé se retourna. François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à la main. La bête hérissée, le dos rond, l’attendait. Ses yeux luisaient comme deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur, empoignant son frère, l’assit sur une roche, et soutenant avec des pierres sa tête qui n’était plus qu’une tache de sang, il lui cria dans les oreilles comme s’il eut parlé à un sourd : « Regarde, Jean, regarde ça ! ». Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre, cherchant à lui fouiller le ventre, mais il l’avait saisie par le cou, sans même se servir de son arme, et il l’étranglait doucement, écoutant s’arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son cœur. Et il riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable étreinte, criant dans un délire de joie : « regarde, Jean, regarde ! ». Toute résistance cessa, le corps du loup devint flasque. Il était mort. Alors, François, le prenant à plein bras, l’emporta et le vint jeter aux pieds de l’aîné, en répétant d’une voix attendrie : « Tiens, tiens, tiens mon petit Jean, le voilà ! ». Puis, il replaça sur la selle les deux cadavres, l’un sur l’autre, et il se remit en route. Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d’allégresse en racontant la mort de l’animal. Et plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les larmes dans les yeux : « si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler l’autre, il serait mort content, j’en suis sûr ! ». La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l’horreur de la chasse qui s’est transmise de père en fils jusqu’à moi. Le marquis d’Arville se tut. Quelqu’un demanda : « cette histoire est une légende n’est-ce pas ? » et le conteur répondit: « je vous jure qu’elle est vraie d’un bout à l’autre ». Alors une femme déclara, d’une petite voix douce : « c’est égal, c’est beau d’avoir des passions pareilles ».