Il avait demandé que l'on bénît la meute derrière le cercueil qu'elle devait suivre jusqu’au cimetière. Les suiveurs identifiaient Flambeau, Frénésie, Gironde, Jasmin, en se souvenant de certaines fameuses chasses. La Brisée, le vieux piqueux, secouait la tète, l'âme ailleurs. La semaine prochaine, la meute partirait et c'était lui qui avait fait les lots. C'était décidé depuis des mois, depuis que le comte savait qu'il allait mourir. Il avait voulu qu'on attendît son grand départ pour démonter… A la fin de la cérémonie, la comtesse regagna la grande salle à manger déserte du château. Depuis la fenêtre, elle regardait les dernières voitures quitter la propriété. Le monde s’était éloigné d’elle, la coupure devenait effective. Derrière les apparences, elle pensait aux jours pénibles qui allaient venir. Fille de veneur, c'était l'équipage du comte qui avait décidé de son mariage. Trente-deux années durant, elle avait appuyé les chiens, fouaillé au retour, débrouillé la voie, souvent seule, car pour le reste, il y avait beau temps que le comte avait pris des changes. Mais la passion du vautrait était restée la plus forte et de ces atteintes à son amour propre, elle n'y songeait même plus. Le vrai deuil de cette morne journée, c'était celui de l'équipage. A cet instant, on frappa à la porte : « Madame la Comtesse, c'est un homme qui est en bas, il voudrait vous parler ».  « Que veut-il ? » demanda la comtesse. « Je ne sais pas, il a seulement dit qu'il s'appelle Chavulot et qu’il vient de Saint-Michel » répondit le valet de chiens…

 

« Je suis de saint Michel »

Saint-Michel était l'un des territoires de l'équipage. La comtesse revoyait un certain ragot qu'elle avait relancé, un jour que le comte était absent. « Entrez » dit-elle. L’homme était jeune, une petite trentaine d’années, bien mis dans son complet de confection, souliers bas vernis, cravate noire et à la main, une casquette plate à carreaux. Il s'inclina, se redressa et attendit. « Vous désirez me parler ? Vous êtes de Saint-Michel n'est-ce pas ? ». « Oui, Madame la comtesse et c’est pour cela que je voulais vous parler ». La phrase et le geste élégant lui étaient venus d'instinct. « Je vous écoute » répliqua-t-elle. « Voilà… je suis de Saint-Michel… C'est-à-dire que… c'était le pays de ma mère ». La comtesse ajouta : « Je connais bien des gens là-bas, mais personne de votre nom. Que fait votre père ? ». Simplement, il répondit : « Je porte le nom de ma mère » et après un court silence il ajouta : « Elle a quitté le pays avant ma naissance. Elle n'y est jamais revenue, mais elle m'en a beaucoup parlé. Elle me racontait les chasses, quand elles sortaient de la forêt et qu'on voyait les chevaux et les tenues rouges. Toute mon enfance, j'ai entendu parler des chasses, et ma mère n'a jamais voulu retourner à Saint-Michel. Quand elle est morte, moi j'y suis revenu ». « Il y a longtemps ? » demanda la comtesse. « Deux ans le mois prochain. Je suis entré chez le menuisier, le métier que ma mère m'avait fait apprendre. Comme j'avais quelques économies, je me suis fait embaucher à salaire réduit, à la condition d'être libre les jours de chasse. Depuis deux ans, je n’en ai pas manqué une seule… ». Elle écoutait, légèrement penchée vers l’avant, ses mains jointes encerclant ses genoux. Dans la cheminée, le feu avait pris de l'ardeur, et dans les flammes vives qui éclairaient le regard de son interlocuteur, elle retrouvait les gestes rapides, le rythme irrésistible et heurté de ses évocations. Il ajouta : « J'ai suivi plus de soixante chasses, en cachette. J'avais peur de me faire remarquer. Une fois pourtant, en traversant un layon, je me suis trouvé devant Monsieur le Comte qui passait tout seul, au pas. J'ai tiré ma casquette, et il m'a répondu d'un grand mouvement de sa toque, comme si j'avais été le premier de ses invités. Je m’en souviendrai encore quand je serai pour mourir. Dès la troisième chasse, je connaissais presque tous les chiens par leurs noms. J’entendais La Brisée qui les appelait : Flambeau, Frénésie, Gironde, Jasmin, Jupiter, Cyrano et le vieux Chambertin qui galopait de travers, sans crier. Et puis, j’ai appris que vous alliez vendre les chiens… ».

 

Une idée folle

La voix de l’homme était devenue plus grave. Une angoisse semblait l’étouffer. « Cette nouvelle-là, elle m'a assommé ! Alors j'ai commencé à me dire que je ne pouvais pas laisser faire ça. Un matin, je me suis réveillé avec une idée folle. J'ai demandé la matinée à mon patron et je suis allé en ville pour acheter un billet de la loterie nationale. Seulement, ça n'a pas réussi ». Il avait levé les yeux et il voyait le profil de la femme qui regardait le feu. « J'ai essayé à la loterie suivante. Pas mieux. La fois d'après, c'était pour le grand prix de l'Arc de Triomphe. J'avais déjà fait deux bons trous dans mes économies et ce troisième-là était autrement sérieux. Je savais que tant qu'il me resterait de quoi jouer dans mon tiroir, j'essaierai la chance d'un gros lot ». Elle ne détachait pas ses yeux de l'âtre. « Cette fois-là, je ne vous dirai pas qu'elle a été comme les autres. La veille, j'avais acheté un journal de courses. J’ai regardé le nom des chevaux et ce qu'on en disait. Vingt quatre il y en avait. C'était très bien expliqué, les classements, les séries. Mon billet était de la série 8, c'était le 9 627. Une heure avant le tirage, j'avais allumé ma radio. Vous dire si j'espérais ou pas, je n'en sais rien. Puis le tirage a commencé : - les numéros se terminant par…, les numéros se terminant par… - ça n'en finissait pas. Et jamais mon numéro ne se terminait comme il fallait. Quand on est arrivé au dernier, au gros lot, j'ai voulu me boucher les oreilles. C'était tellement sûr que ça ne serait pas le mien… Pas deux secondes après, vous m'auriez vu affalé devant mon poste. Le 9 627 venait de sortir. D'après ce qui était écrit sur le journal, j'étais sûr de gagner deux millions, qui en ferait quinze… si le cheval, le 8, était troisième au grand prix de l’Arc de Triomphe, vingt cinq s’il était second et cent s’il gagnait la course. Et tout ça avec un billet entier, les dix dixièmes… ».

 

« Il faut que vous vouliez ! »

Après un long silence, il reprit : « Le huit s’appelait Cap Horn. Le journal n’en disait pas de mal, mais pas de bien non plus. Croix du Sud était meilleur, de même que d’Artagnan et Enfer des Roches. Le lendemain, jour de la course, je me suis mis au lit. Je ne voulais pas penser plus loin que mes deux millions. Je ne vous en dirai pas plus long Madame la Comtesse, ni comment j'étais quand l'homme de la radio a annoncé : « Ici, Longchamp… et toutes les bêtises pour faire attendre les gens. Quand il a crié, ils sont partis et je n'ai plus rien fait que d'écouter. Il donna des noms mais je les avais tous oubliés. Il les citait tous, sauf Cap Horn. Enfin il a dit - ils entrent dans la ligne d'arrivée - et il a nommé les trois premiers et aussi – je vois Cap Horn à l'extérieur… L'homme n'arrêtait pas de parler et puis tout d’un coup - Oh ! Oh ! Cap Horn ! Cap Horn passe, Cap Horn a gagné -. Le temps de vous le dire, les cent millions étaient à moi ». Il s'arrêta, le souffle coupé. La comtesse n'avait pas bougé. « J’ai immédiatement pensé à l’équipage », et de son portefeuille, il sortit un papier qu’il déplia : « voilà le billet » ajouta t-il. « Si j'ai bien compris, vous me proposez d’acheter l’équipage ». L’inflexion était sourde, douloureuse. Dès le début, elle pressentait et là, sans rémission, elle était face au sacrifice qu'elle redoutait. Un saut la redressa quand l'homme répondit : « je ne veux pas acheter, Madame la Comtesse, et ça, c’est pour vous, pour que vous gardiez l'équipage ». Elle ne put répliquer, étranglée par la stupéfaction. Alors l’homme reprit : « c'est pour que vous gardiez l'équipage. C'est pour cela que j’ai tenté le coup, par trois fois ». Il respira longuement pendant qu’elle reprenait son souffle. Brusquement, le sang lui monta au visage : « à quoi pensez-vous Monsieur ? Comment avez-vous pu penser que je pourrais… ? ». « J’y ai bien pensé Madame la Comtesse et j’ai pensé aussi que vous ne voudriez pas tout de suite. C'est pour cela que je suis venu, pour vous dire qu'il faut que vous vouliez. Il faut ! ». Sa voix avait pesé sur les deux mots…

 

Valet de chiens

 « Mais, Monsieur, cent millions ! Vous savez bien que l’équipage ne vaut pas cent millions ». Elle en venait à discuter avec cette angoisse qui était entrée en elle. Il répondit : « Il ne s'agit pas que vous gardiez l'équipage rien que pour un temps. Il s'agit que vous le gardiez pour tout le temps. Et, après vous, Monsieur votre fils… et les autres après ». Blême, la comtesse ajouta : « et vous croyez que j'immobiliserais cent millions pour entretenir un équipage. Mais ce serait un scandale ! ». L’homme murmura : « J’ai pensé à ça aussi. Quand vous aurez placé cet argent, quand vous aurez pris sur les intérêts de quoi entretenir l'équipage, il en restera de la rente. Alors cet argent là, il ira aux misères du pays, à la charité, pour qu'on ne dise pas que les maîtres d'équipages sont des mauvais riches ». Il marqua un temps et ajouta : « et aussi pour l'honneur de la famille ». « Mais vous, Monsieur ? » interrogea la dame. « Moi, Madame la Comtesse, je viens vous demander d’entrer à l'équipage comme valet de chiens ». « Par exemple, encore une fois, Monsieur, à quoi pensez-vous ? ». « Je ne pense qu’à cela Madame. A entrer à l’équipage comme valet de chiens.  J'apprendrai le métier et à monter à cheval. Je sais que le deuxième piqueux vient de trouver un autre équipage. Vous ne le remplacerez pas. Je le remplacerai quand je serai au point. Et quand La Brisée s'en ira, je passerai premier piqueux, si je vaux le coup. Voilà ce que je veux Madame la Comtesse, pas autre chose ». Il s'était levé et incliné vers elle, il tendait le billet. Mais elle secouait la tête, bouleversée, naufragée, cramponnée à son refus comme à une épave. « Je ne peux pas. Je vous dis que je ne peux pas ». « Il faut pourtant… Moi, je vous dis qu’il faut. Et si vous n’acceptez pas, je… je jette le billet au feu ». Subitement, elle se leva et leurs deux visages s'affrontèrent. Elle demanda : « Vous dites qu'il faut que j'accepte. Mais pourquoi ? ». Il serra les poings, froissant le billet. « Je ne peux pas vous le dire, Madame la Comtesse. Je peux vous dire seulement que vous ne pouvez pas refuser ». Une lueur éclairait le visage douloureux de la femme, la lumière d'une révélation qui émerge. Les yeux dans ceux de l'homme, à mots lents et distincts elle lui dit : « Vous portez, m'avez-vous dit, le nom de votre mère. Connaissez-vous celui de votre père ? ». Du même accent, il répondit : « Je le connais, Madame la Comtesse, ma mère me l'a dit comme elle allait mourir ». Ils s'envisagèrent encore quelques secondes, puis, à nouveau, il tendit le billet… et elle le prit.