Comment devient-on chasseur ?

Grande question où la généalogie familiale fait remonter dans la branche maternelle jusqu’à son grand–père Hamelin. Lui, qui avait connu l’épopée napoléonienne, était un grand chasseur devant l’Eternel, figure comparable à celle d’Elzéar Blaze. Ce fut donc dans les landes et guérets bretons, que Joseph apprit la chasse et la pêche auprès des personnels de ses parents, des Bretons pur dolmen connaissant toutes les finesses et ficelles de ces sports. Modeste porte-carnier, il les suivait tout ouï et œil à l’aguet. C’est ainsi qu’il apprivoise « Le monde merveilleux des bêtes », qui sera le titre d’une des séries de ses ouvrages. Mais sa passion ne s’arrêtait pas sur la plage. Fervent de la pêche en mer, il barrait lui-même son bateau dans les eaux de Cancale. Plus tard, il mena chevaux et meutes derrière tout animal courable. Tous les modes de chasse lui furent profitables pour son expérience. Heureuse époque où il pouvait, sans crainte, concilier une activité médicale à Paris et des loisirs tournés vers la chasse. Sa vie fut partagée entre son domicile, rue Molitor à Paris, et ses divers points de chute, soit en Bretagne, soit dans l’Orléanais. Aussi, au début du siècle, il put fédérer divers domaines pour se constituer un superbe territoire de chasse, avec les bois de Chamerolles et le lot de Cercottes, en forêt d’Orléans. Avec son frère, il endossa la tenue noire et gilet bleu de maître d’équipage du Rallye Gallerand (1910/1914). Comme pour beaucoup de veneurs, la déclaration de guerre mit une grande parenthèse à sa vie de chasseur. Il suit, dans les combats, le 94e RI, héritier de la Garde Impériale. Il sera décoré de la Croix de Guerre. A l’issue du conflit, sa blessure de guerre lui interdit, pour de nombreuses années, de remonter à cheval. Aussi, trouve-t-il plus simple d’être, soit bouton au Rallye Ecouves, soit invité des grands maîtres d’équipages de l’époque dont La Motte Saint Pierre et Vibraye. Son talent pour l’illustration l’autorisa à orner ses textes. Il maîtrisait toutes les techniques : crayon, lavis, aquarelle, gouache et même l’huile. Ses publications prouvent une vaste expérience géographique, depuis l’isard jusqu’aux rivages où nagent les dauphins, et les estuaires survolés par les canards. Avant la mode récente du dinosaure, il publia un très rare album sur les animaux préhistoriques, qui pourrait fort bien illustrer « La guerre du feu » de Rosny. Il mit son coup de crayon talentueux au profit d’auteurs contemporains, « La dernière harde » de Maurice Genevoix, « Chasses de Brière » de Jean de Witt. Maurice Genevoix, l’écrivain de la Sologne où il a tant chassé, et la Brière, ce mystérieux marais breton aux portes de Brocéliande, si chère à tout breton. Oberthur nous fait part de son expérience de chasseur, qu’il a accumulée depuis son premier permis de chasse à l’aube de ses 16 ans, soit pour la plume avec une prédilection légitime pour la bécasse, soit pour le grand gibier. Privilège exceptionnel, Joseph Oberthur connut les derniers loups de Bretagne et nous raconte ses ultimes rencontres avec ce grand prédateur : « J’ai eu la chance de me trouver, deux fois dans mon existence, à quelques mètres d’une louve franchissant une allée. Chaque fois, la bête s’est arrêtée un bon moment pour me considérer, et j’ai bien vu l’expression de son regard. Aussitôt que j’ai amorcé un mouvement, elle s’est dérobée et a disparu avec une rapidité qui tient du prodige. Un monde ancien s’est refermé sur sa légende… ».

 

Un auteur incontournable

Une fois de plus, le chasseur ne se jauge que par son attachement à ses chiens. Certes, il sera difficile de marier Oberthur à une race ou à un type de chien. Il aura tout élevé et tout utilisé, des chiens d’arrêt (setters, braques, pointers) et bien sûr le chien local, l’épagneul breton. Bien évidemment, il succomba aux récris des chiens courants, briquets et griffons avec le Rallye Thorigné, puis des chiens de plus grand pied (fox-hounds, chiens du Sud-ouest et même des Airedales) avec le Rallye Gallerand. Ses gravures en lavis saisissent à la perfection l’attitude de ses chiens, dans la netteté de leur variété de robe, la coiffure élégante de leur tête et la noblesse profonde de leur regard. Il publie, en 1949, deux volumes sur le chien, ses origines et son évolution, mais, cas exceptionnel, il en abandonne l’illustration à Antoinette de Salberry. Que retenir de ces milliers de pages écrites par notre auteur ? C’est surtout son ouvrage « Gibiers de notre pays » qui assoie sa notoriété, et en fait un auteur incontournable de l’art cynégétique. Ces pages sont éditées de 1936 à 1941, en cinq livres et un dernier et sixième album de 100 planches, dessinées de sa main. Notre breton ne pouvait oublier « Les poissons et fruits de mer de notre pays », mais la date de 1944 est un peu une provocation en ces périodes de disette et tickets de rationnement. Dans les dix volumes du « Monde Merveilleux des Bêtes », le chasseur exotique peut extraire, et se passionner, pour les tomes 2 et 3, dédiés aux géants de la brousse et de la forêt. C’était encore l’époque des « AOF » et « AEF ». Le tome 4 traite, en deux opuscules, des « Animaux de vènerie et chasse aux chiens courants ». L’amateur de sauvagines, qu’il est également, se plongera dans les deux volumes consacrés à sa passion. Quel chasseur n’est pas intéressé par un ouvrage de notre infatigable vulgarisateur ? Toutes ses publications sont un hymne permanent aux multiples beautés de la nature. Tant par son érudition que par ses illustrations plaisantes, l’œuvre de Joseph Oberthur est toujours d’actualité.

 

 

Extrait : Le sanglier

 

Notre sanglier habite toute l’Europe, à l’exception de la Scandinavie et des îles Britanniques. Le dernier sanglier d’Angleterre a été tué en 1627, sous le règne de Charles 1er au village de Great Horton, incorporé maintenant dans la ville de Bradford. Une place « Hunt Yard » commémore ce souvenir, en même temps qu’un sanglier figure dans les armes de la ville. Au temps de Guillaume le Conquérant, l’animal était très abondant et faisait de nombreux dégâts. Nombreux sont les représentants de l’espèce en Espagne, dans la région balkanique et surtout en Pologne dont les forêts sont un véritable conservatoire et un centre de distribution de l’espèce.  Par ailleurs, le sanglier se trouve en Afrique du Nord, au Caucase, au Turkestan et dans toute la Sibérie. Il pullule littéralement en Chine du Nord et en Mandchourie où il est activement poursuivi par les grands tigres et les léopards… En Inde, en Birmanie, en Annam, on trouve un sanglier un peu différent, le Sus cristatus, qui est souvent la proie du tigre. Il a la réputation d’avoir assez mauvais caractère et d’attaquer souvent sans provocation… On connait depuis longtemps, en Afrique, plusieurs espèces de porcs sauvages, phacochères et potamochères qui, de même que le pécari d’Amérique, sont des parents très éloignés des sangliers. On a découvert, il n’y a pas très longtemps, dans le centre africain, une autre espèce, l’Hylochère, qui se rapproche beaucoup plus de notre cochon sauvage : c’est un énorme porcin noir, aux défenses très développées, avec un très large boutoir ; peut–être descend-il des sangliers gigantesques qui vivaient en France au début du Quaternaire et que les paléontologistes ont appelé Sus avernensis et Sus major ; ce dernier était grand comme une vache… Le sanglier a 31 vertèbres, alors que les belles races domestiques en ont généralement 32, mais ce n’est pas une raison pour en faire deux espèces distinctes, puisque l’on voit chez les bovidés et les chevaux des phénomènes analogues…

 

« Le sanglier n’est qu’un hôte »

Ce vieux dicton des chasseurs est toujours vrai… Ceux que l’on voit en France sont tous des voyageurs ; ils se contentent généralement d’errer d’une forêt à l’autre, mais à certaines époques, il s’agit de véritables invasions étrangères qui surviennent à plusieurs reprises au cours d’un siècle, repeuplant la France du Rhin aux rives de la Manche, de l’Océan à la Méditerranée, aux Alpes et aux Pyrénées. D’où viennent donc ces sangliers ? Ils arrivent toujours de l’Est et suivent toujours les mêmes itinéraires… Le Mittel Europa est le grand centre de concentration et de distribution, et c’est de là que la horde d’invasion qui se dirigera vers l’Ouest va partir. A l’arrivée vers nos frontières, un premier rassemblement va se faire au voisinage de la trouée de Belfort, dans la forêt de Hart, d’autres en même temps se montreront dans la région Luxembourg, Ardennes, et dans les forêts de Lorraine, gagnant rapidement la Haute Marne, l’Argonne et les forêts de l’Aisne. C’est déjà curieux comme rapprochement avec d’autres invasions plus graves… Au cours de ces grandes boutées, ils se déplacent surtout la nuit, mais au moment où l’exode bat son plein, on peut parfois apercevoir dans la campagne des groupes plus importants en plein jour. Ils se remettent souvent dans des buissons au milieu de la plaine dans un landier d’ajoncs, dans un semis de pins. Un jour, mon piqueur m’a donné 21 cochons de toutes tailles, rembuchés dans une garenne de 3 ha, en pleine Beauce. Trois animaux furent fusillés sur place et l’on découpla la meute à vue sur une laie qui débuchait ; elle fit une magnifique chasse en plaine et fut prise au moment où elle rentrait en forêt…

Le phénomène le plus incompréhensible et aussi le plus révélateur d’une importante boutée à son début, est que des compagnies ou des animaux isolés non poursuivis viennent se jeter à la mer, traversant des estuaires, se noient ou s’enlisent dans les vases… Ces embarquements pour une destination inconnue, qui révèlent de la part d’animaux habituellement rusés et circonspects, une angoisse et un affolement extraordinaires, sont caractéristiques de ce que l’on pourrait appeler la fièvre d’émigration. Ils sont significatifs et précurseurs de catastrophes plus générales. Aussi, à la fin de 1938 et au début de 1939, j’ai vu sur notre côte de la Manche une arrivée imprévue de sangliers. L’un est venu se jeter à l’eau au Vivier sur Mer où un pêcheur l’a tué, d’autres sont venus traverser la Rance, dans les faubourgs de Saint Servan… J’ai acquis la certitude qu’une autre invasion était imminente… La plupart des gens auxquels j’ai confié mes craintes m’ont ri au nez ; ils avaient tort… Pour les sangliers, c‘est très différent. Les invasions animales devancent toujours de quelques mois au moins, les déplacements de troupes, elles leur survivent parfois et continuent souvent après la bataille. C’est ainsi qu’il y eut une grande boutée de sangliers de 1814 à 1818. Une autre a commencé en 1866 (Sadowa) et a atteint son apogée en 1869, en continuant de se manifester jusqu’en 1873… Une très grosse émigration s’amorce en 1912-1913 ; elle est au maximum pendant l’hiver 1913/1914 et continuera jusqu’en 1919.

On a noté en 1913, une invasion considérable de jaseurs de Bohême venant du Nord-est, ainsi que des syrrhaptes, oiseaux qui n’ont guère de parenté pourtant avec les sangliers. Enfin, la dernière boutée qui a été d’importance, a regarni toute la France, notamment des régions comme les Landes de Bordeaux qui étaient désertes depuis 1918. Elle a commencé dès l’automne de 1938, et a touché son sommet en 1944/1945. Actuellement, à part quelques mouvements disséminés, les animaux semblent en voie de diminution et au printemps de 1946, beaucoup de laies sont restées stériles… La fécondité s’accroit d’une manière singulière au début des boutées : ainsi en 1914, les laies ont mis bas de très bonne heure, des portées extrêmement nombreuses, il y avait déjà pas mal de marcassins vers la fin de février… D’ailleurs, en dehors des périodes d’invasion, on rencontre parfois cette quasi-stérilité ; soyez assurés que, lorsqu’au printemps vous constatez cette absence de postérité, il n’y aura ni glands ni faînes à l’automne. Cette prévoyance de l’avenir a quelque chose de merveilleux. De tous les animaux de nos forêts, le sanglier est le mieux protégé contre les projectiles… Toute l’année, la protection la plus efficace est assurée par l’armure, véritable carapace de cuir dont l’épaisseur peut atteindre 3 cm qui couvre le cou, l’épaule et le haut des flancs. Un animal atteint dans cette région, même à courte distance, pourra saigner abondamment, mais continuera sa course. Balles et chevrotines resteront « entre cuir et chair ». Les seuls endroits vulnérables sont ceux où la peau est assez mince, et qui permettent en même temps d’atteindre un organe vital, c’est-à-dire derrière l’oreille, à l’angle de la mâchoire, ou très bas dans la poitrine, en arrière du coude. Néanmoins, j’ai vu des sangliers avec la carotide ouverte, ou le cœur traversé, et bien que mortellement atteints, avoir la force suffisante pour charger dangereusement. Il est surprenant de voir avec quelle rapidité ces animaux réparent leurs fractures ; un humérus ou un fémur peuvent être consolidés en 15 jours ; je peux affirmer ceci, en m’appuyant sur deux observations rigoureuses, connaissant la date de la première blessure et naturellement celle de la mort. Le plus curieux est que le résultat de la consolidation est parfait pour le membre postérieur, comme si l’on avait placé un appareil de contention. Pour le membre antérieur, c’est généralement moins bon, il peut y avoir un peu de déviation ; il est en effet plus difficile de ne pas s’appuyer sur ce membre ; n’empêche qu’un sanglier avec une ancienne fracture d’un antérieur peut encore vous mener loin. On ne s’aperçoit de l’infirmité qu’après l’hallali. Avec une fracture ouverte, les fragments ne sont pas éliminés il peut n’y avoir aucune suppuration ; une cal fibreuse enrobe les fragments et s’ossifie ensuite ; en même temps, le cal, d’abord volumineux, diminue et l’atrophie musculaire disparait.

Outre que le sanglier modifie continuellement son aspect au cours d’une chasse, au point qu’on peut avoir fait change, paraissant alternativement grand ou petit, clair ou foncé, suivant qu’il hérisse ou rabat sa crinière, qu’il soit sec, mouillé ou souillé de vase, passant du porc-épic au rat… Les plus méchants sont, sans conteste, les cochons courts à garrot saillants, faisant paraître l’arrière-train médiocre, mais possédant une hure formidable, avec une dépression en dessous du front presque comme un craonnais, fortement armés… Une fois, j’allais pour arrêter quelques chiens sur un change. J’avais attaché mon cheval et mis pied à terre au passage où je pensais pouvoir rompre les chiens ; je ne sais par quelle intuition j’avais décroché ma carabine de ma selle. J’aperçois alors le cochon à cinquante mètres dans le gaulis, galopant parallèlement à l’allée ; il s’arrête subitement, dresse la hure dans ma direction et changeant brutalement de route, il s’amène sur moi les oreilles couchées, chargeant à toute allure. Il reçut ma balle dans le garrot, à deux ou trois mètres, et roula à mes pieds comme un lapin, mais je n’eus pas le temps de redoubler. Il s’était remis sur pied je ne sais comment, et fonçait à travers les broussailles ; je n’eus qu’à reprendre les chiens qui arrivèrent à moi et je rejoignis la vraie chasse. Je pus  réattaquer cet animal quinteux huit jours plus tard et le pris en une demi-heure ; ma balle expansive avait éclaté sous l’armure faisant un semis de fragments dans les muscles de l’épaule. Cela avait dû provoquer une violente sensation douloureuse qui avait calmé son ardeur combative. C’était d’ailleurs un vieux routier qui avait eu pas mal d’aventures, car sa paroi était truffée de chevrotines et de plombs de tous calibres. La seconde fois qu’une aventure analogue m’est arrivée, il s’agissait du plus gros sanglier que j’ai vu dans notre pays, un animal formidable qui arrivait dans une coupe très claire, mené par un seul roquet. Voyant qu’il allait passer trop loin de mon voisin et de moi pour être tiré utilement, je monte sur le talus et me mets à agiter mon chapeau pour pousser l’animal vers le poste de mon camarade. Le résultat fut à l’opposé de ce que j’espérais ; le cochon change de route en effet, mais se dirige directement sur moi, je n’eus que le temps de descendre dans le chemin et de lui envoyer, à bout portant, ma balle dans la tête au moment où, tout hérissé, la gueule grande ouverte, il bondissait de haut en bas sur moi ; je dus faire un saut de côté pour ne pas recevoir toute cette masse sur la tête. C’est une des plus belles visions de sanglier que j’ai pu enregistrer sur ma rétine…